Michel et Monique Pinçon-Charlot ont travaillé plusieurs décennies sur la très grande bourgeoisie, ceux que nous appellerons les riches. Ils ont constaté la capacité de reproduction, de ségrégation et de solidarité indéfectible des élites. Après le décès de Michel en 2022, Monique a poursuivi son travail et cet entretien a eu lieu autour de son dernier livre : « Les riches contre la planète • Violences oligarchiques et chaos climatique » qui met en évidence l’incompatibilité entre capitalisme et écologie et fournit des pistes de réflexion pour lutter.
LR&LP : De quand date votre prise de conscience écologique ?
Monique Pinçon-Charlot : Elle a toujours existé. Je suis née en Lozère. La nature, ses forêts, les animaux et les agriculteurs ont toujours été mon environnement familier. Mais elle s’est accrue au fil des années et des prises de parole scientifiques. La conscience de la gravité de ce qu’on appelle le dérèglement climatique et qui aujourd’hui pourrait être nommé le chaos climatique.
Monique Pinçon-Charlot
LR&LP : Quelle a été la genèse du livre « Les riches contre la planète • Violences oligarchiques et chaos climatique » ?
Monique Pinçon-Charlot : À côté des livres que nous produisions Michel et moi, je me suis mise à écrire quotidiennement. Je prenais des notes sur des livres, des films ou des articles qui m’interpelaient. J’ai poursuivi ce travail jusqu’à m’apercevoir que j’avais écrit plus d’un million de signes sur mon ordinateur, soit l’équivalent de 400 pages de texte. Je me suis dit qu’il y avait là matière à proposer un livre.
Mais la production sur le sujet du climat est déjà fournie et passionnante. Je suis repartie de notre thème de recherche : l’oligarchie et ses moyens qui lui permettent d’exploiter toutes les formes du vivant à travers la propriété. Je n’arrivais pas à faire un plan qui se tenait, c’était trop compliqué. Alors, j’ai décidé de construire ce livre comme un puzzle. 31 pièces que vous pouvez lire et assembler dans l’ordre que vous voulez.
Je pars d’un objet comme par exemple l’A69 et je m’attache à expliquer comment l’oligarchie a pu détruire 300 hectares de terres agricoles, abattre 200 arbres pour construire une autoroute parfaitement inutile à l’heure où le dérèglement climatique est tellement avancé.
J’ai documenté 31 sujets et construit à partir de réflexions les petites pièces de ce puzzle, de sorte que ce soit clair pour tout le monde. Le puzzle est un partage de la déconstruction de l’idéologie néolibérale et la construction d’une perspective post-capitaliste pour redonner du sens à notre vie sur cette terre.
LR&LP : Vous choisissez le mot capitalocène plutôt que celui d’anthropocène, pourquoi ?
Monique Pinçon-Charlot : Je ne peux pas dire que je l’ai choisi, il s’impose. Le travail de sociologue, c’est d’aller chercher ce qui est caché. Les mots sont donc très importants. Il faut les replacer dans leur contexte et choisir les bons pour décrire et exprimer sa colère.
Quand on travaille sur l’oligarchie, cette classe dominante qui détient tous les titres de propriété et peut ainsi exploiter toutes les formes du vivant via le système capitaliste, il est important de choisir les mots justes.
Quelques chiffres mondiaux pour mettre en regard d’un capitalisme mondialisé et d’un chaos climatique tout aussi mondial : 50% des plus pauvres émettent 1,6 tonnes par personne de CO2/an, soit 12,8 % des gaz à effets de serre. Les classes moyennes représentent 40% des habitants de la planète et contribuent à 40ù des gaz à effet de serre produits avec 6,6 tonnes/ an et par personne.
Les 10% les plus riches émettent 36 tonnes de CO2/pers/an en moyenne et participent aux gaz à effets de serre à hauteur de 47,6%. Enfin, les 770 000 milliardaires les plus riches de la planète émettent en moyenne 2531 tonnes de CO2/pers./an, c’est énorme ! Donc capitalocène est le bon mot !
LR&LP : Ces chiffres intègrent-ils leurs activités professionnelles ?
Monique Pinçon-Charlot : Oui, ces calculs prennent en compte tous leurs investissements industriels, pas seulement leurs yachts, voitures, jets et golfs. Ces tonnes de CO2 permettent de comprendre à quel point cette oligarchie est violente pour les autres humains mais aussi pour les non-humains et toute la planète. La propriété et le système capitaliste leur permettent de faire des profits quoiqu’il en coûte à la planète.
LR&LP : Comment définit-on « un riche » ?
Monique Pinçon-Charlot : Michel et moi avons écrit des centaines de pages sur ce sujet, mais c’est un vrai sujet car ce n’est pas simple. Nous l’avons défini par l’association de quatre formes de richesses. La première est évidemment économique, mais insuffisante. La seconde est sociale et collective. Elle s’appuie sur un regroupement géographique et la manifestation d’une solidarité de classe par l’appartenance à des clubs, des rallyes…
La troisième est culturelle. Parce qu’ils ont partagé les mêmes écoles, ils entrent dans le monde des collectionneurs d’art, de la bibliophilie, de la culture savante. Enfin, la quatrième est la richesse symbolique définie par Bourdieu. Cet enchevêtrement permet d’accueillir une grande hétérogénéité qui caractérise l’oligarchie. Cette hétérogénéité se manifeste particulièrement pour la première forme de richesse, la richesse économique.
Dans le dernier palmarès, paru en juillet 2024, il y avait dans la fortune de Bernard Arnault (première fortune de France) 860 fois la fortune des propriétaires de Morgan, eux-mêmes 500ème fortune de France. Ce type d’écart n’existe pas ni dans les classes moyennes, ni dans les classes populaires.
Malgré cette hétérogénéité, c’est une classe complètement mobilisée par la défense de ses intérêts, dotée d’une conscience qui fait sa force.
LR&LP : Voulez-vous dire que nous devrions prendre exemple ?
Monique Pinçon-Charlot : Exactement ! Pendant que nous nous déchirons et ne parvenons pas à nous organiser, ils déploient toute leur puissance alors même que nous sommes les plus nombreux. Les classes populaires et moyennes sont aussi celles qui font tourner l’économie réelle.
Voilà pourquoi nous devons résister à la propagande qu’ils payent avec les médias qu’ils s’offrent – les milliardaires contrôlent en France plus de 80% des médias. Les journalistes, et tous les intellectuels et les scientifiques avec, doivent proposer une information construite qui mette en évidence les liens existants entre les éléments de climat et de biodiversité, et leurs diverses causes.
Il faut aider les gens à comprendre, car ce qu’il se passe est à la fois d’une grande complexité et volontairement masqué. On est face à un univers qui est présenté tout le temps de façon fragmentée, corsetée, morcelée, segmentée et qui empêche de comprendre comment fonctionne le système capitaliste, qui lui, fonctionne de façon totalement relationnelle. A tel point qu’il n’y a même pas de réelle séparation des pouvoirs.
LR&LP : Dans le livre, vous détaillez comment l’utilisation de l’oxymore crée la confusion dans les cerveaux et empêche l’action en faveur du climat. Pourquoi ?
Monique Pinçon-Charlot : Je crois que la pensée fondée sur l’oxymore n’a jamais été aussi loin qu’avec Emmanuel Macron. Et le climat est un sujet de choix ! Dans le livre, je prends l’exemple de la neutralité carbone qui sonne comme une action positive et rassurante. La réalité est toute autre.
Il ne s’agit que d’un système qui permet aux plus riches de continuer à polluer tout en s’accaparant les terres des plus pauvres parce qu’elles sont moins chères, au titre de la compensation carbone. Cela leur permet aussi de s’acheter de gigantesques propriétés dans lesquelles ils construisent des bunkers et autres espaces sécurisés, très cyniquement, pour se mettre à l’abri, le jour où ils auront fini de l’habitabilité d’une partie de la planète.
Ce qui les caractérise, c’est d’avoir toujours un coup d’avance sur les classes populaire et moyenne. Pour cela et pour imposer la pensée unique, telle qu’elle se présente aujourd’hui, il faut tordre le sens des mots.
Cela fait partie de ce qui a mis les scientifiques très en colère, au point que près de 3700 d’entre eux soutiennent un mouvement de désobéissance civile : Scientifiques en rébellion. Parce que l’heure est grave !
LR&LP : Une lueur d’espoir ?
Monique Pinçon-Charlot : Oui. Mais il nous faut travailler à tous les niveaux du local au mondial. Il faut coordonner nos luttes. Je fais beaucoup de rencontres à travers la France. Certains et certaines ont fait le choix de ne pas attendre l’apocalypse et de changer de modes de vie maintenant. Ils expérimentent, cherchent une sobriété heureuse, créent des zones géographiques de solidarité et ça, c’est extraordinaire.
Au cours de ces rencontres, j’en ai parfois les larmes aux yeux quand je vois qu’ils et elles réalisent le rêve de ma vie.