Travaillant aujourd’hui à la Mairie de Paris après une spécialisation dans la lutte contre la criminalité financière, Lucie Castets est l’une des porte-paroles du collectif Nos Services Publics. Elle a accepté d’échanger avec nous à propos de l’enquête inédite publiée par le collectif, dont les résultats poussent à nous interroger sur la perte de sens ressentie par les agents publics et la place occupée par l’intérêt général dans leurs missions quotidiennes.
LR&LP : Bonjour Mme Castets, merci d’avoir accepté cet entretien. Pouvez-vous présenter en quelques mots qui vous êtes et ce qui vous a poussé à co-créer le collectif Nos Services Publics ?
Lucie Castets : Oui, merci à vous ! J’ai rejoint la fonction publique en 2012 ; j’ai occupé divers postes dans différentes administrations, avec une spécialisation dans les sujets économiques et financiers, en particulier la lutte contre la criminalité financière. J’exerce aujourd’hui des fonctions à la mairie de Paris.
La création du collectif Nos Services Publics, en avril dernier, est le fruit d’une rencontre entre plusieurs envies individuelles et collectives, et d’un constat : il n’existait pas d’espace à la disposition des agents publics pour réfléchir ensemble, penser l’exercice de leurs missions et prendre la parole publiquement.
Notre conviction est qu’il est indispensable de parler du service public de l’intérieur, pour décrypter son fonctionnement et contribuer à le rapprocher des besoins des citoyens.
LR&LP : Venons-en aux résultats de cette première enquête que vous avez publié sur votre site fin septembre. C’est une ressource précieuse pour comprendre les relations actuelles qu’entretiennent les fonctionnaires à l’Etat, et comment ces derniers envisagent leur métier. Cette enquête adresse une série de quatre questions aux personnes interrogés. Pouvez-vous nous expliquer la logique de cette succession, et comment elle nous aide à interpréter les résultats ?
Nous avons construit l’enquête pour mesurer la perte de sens dans le travail des agents publics. Précisons que cette enquête a été réalisée en ligne, sur la base du volontariat, du 30 avril au 31 août 2021.
Le nombre de réponses reçues [plus de 4500, note de l’interrogée] et la diversité des témoignages recueillis [plus de 3000, ndlr] nous permettent de considérer que les enseignements tirés de cette enquête illustrent ce qui anime au quotidien les agents publics et l’état d’esprit dans lequel ces derniers se trouvent aujourd’hui.
La série de questions commençait par interroger les répondants sur les raisons les ayant poussé à rejoindre la fonction publique, la deuxième demandait quelles raisons justifiait d’y rester. Une autre question invitait les répondants à indiquer quelles étaient les principales difficultés rencontrées dans leur travail et les facteurs de doute. Les personnes pouvaient à chaque fois choisir plusieurs des réponses proposées dans le questionnaire.
La quatrième question invitait les répondants à indiquer s’ils avaient déjà, et si oui à quelle fréquence (« très fréquemment », « régulièrement », etc.), ressenti un sentiment de perte de sens ou d’absurdité dans le cadre de leurs fonctions. Elle avait vraiment pour but de quantifier le nombre de gens perdant le sens dans leur travail, de mesurer ce phénomène parmi les interrogés. Enfin, la question finale était plus ouverte. Nous avons demandé aux répondants de décrire la perte de sens à laquelle ils se sentent confrontés.
Les résultats de cette enquête révèlent selon nous un malaise profond. Ainsi, les personnes ayant répondu faire face « régulièrement » ou « très fréquemment » à un tel sentiment d’absurdité représentent 80 % des répondants. Ce sentiment est présent dans tous les secteurs et pour tous les statuts de répondants, et plus encore chez les agents de catégorie A ; il augmente avec l’âge des répondants.
Deuxième chose qu’il me semble très important souligner : parmi les raisons qui ont poussé les gens à rejoindre les services publics, celle de servir l’intérêt général est largement majoritaire [68% des sondés, ndlr].
Cette raison est un peu moins citée lorsqu’on demande pourquoi les personnes restent engagées dans leur métier, mais reste malgré tout prédominante, [52% des personnes ayant répondu citent cette raison, ndlr] ce qui témoigne du fait que la notion d’intérêt général, et le souhait de le servir, ne sont pas du tout anachroniques mais sont, au contraire, plus que jamais d’actualité.
Parmi les autres raisons principales pour rejoindre le service public, on trouve le plus souvent l’intérêt pour leur mission particulière (raison particulièrement citée par les agents de l’éducation nationale), et la stabilité de l’emploi, mais dans une moindre mesure [cela concerne surtout les catégories C, ndlr].
Au passage, on voit que l’argument financier, la rémunération, est extrêmement peu cité dans les réponses aux deux premières questions [raisons pour rejoindre le service public ou y rester – seuls 3% des répondants citent cette raison pour justifier d’avoir rejoint le service public, ndlr], contrairement aux idées reçues qui voudrait que les agents publics sont particulièrement bien payés…
Autre point notable : les répondants engagés dans l’éducation nationale sont plus nombreux que dans les autres catégories à mentionner « la difficulté de changer » dans les raisons les conduisant à rester dans le service public. Cet obstacle est invoqué par plus de 50% des répondants travaillant dans ce secteur, ce qui suggère l’existence de difficultés particulières en termes de perte de sens…
Parmi les problèmes rencontrés, les répondants citent en tout premier lieu ceux qui limitent l’accomplissement de leur mission ; manque de moyens pour plus de 60% des répondants et plus de la moitié dénoncent une perte de sens de la mission qui leur est confiée.
Les difficultés liées aux conditions de travail ou à leur environnement professionnel (rémunération, carrière, etc.) sont aussi citées, mais en deuxième lieu. 97 % des personnes interrogées rencontrent au moins un problème parmi ceux cités, et 81 % des répondants en identifient au moins deux.
Enfin, l’enquête fournit des témoignages extraits des plus 3000 réponses que nous avons reçues pour la dernière question, la plus ouverte. La lecture de ces témoignages nous éclaire quant à l’ampleur et à la diversité des injonctions contradictoires auxquels sont confrontés les agents publics au quotidien.
Les agents mettent en avant le manque de moyens, un défaut de vision, l’impression de servir un intérêt particulier plus que l’intérêt général, le poids de la structure ou de la hiérarchie ainsi que le manque de reconnaissance. Ces motifs s’entrecroisent et se recoupent fréquemment. La totalité des témoignages que nous avons été autorisés à diffuser est en accès libre sur notre site.
LR&LP : L’un des fondateurs du collectif, Arnaud Bontemps, est revenu en détail, dans un fil Twitter, sur un court échange qu’il a pu avoir avec Amélie de Montchalin suite à la publication de l’enquête [actuelle Ministre de la Fonction Publique et de sa « Transformation »]. Confrontée aux résultats, elle a insisté sur le rôle de « l’innovation » comme permettant de « simplifier » la fonction publique. Cela peut-il remédier à la perte de sens ?
Honnêtement, on peine à voir comment. En fait, ces mots-là font partie d’une petite musique qu’on entend un peu de partout, où « l’innovation », la « simplification » etc. renvoie à une prétendue nécessité d’avoir recours au secteur privé pour résoudre les problèmes posés, quel qu’ils soient. Comme si aucune nouvelle solution ne pouvait jamais être attendue du service public, comme s’il n’y avait que le recours au service privé qui pouvait changer pour le mieux ce qui ne va pas.
En fait, cette idée qui se présente comme une évidence n’a tout simplement jamais été démontrée. Et je dis cela sans aucune ambition de discréditer l’apport que peut avoir la société civile ou le secteur privé. Il est possible que certains services puissent être mieux assurés par des entités privées, mais cela doit être pensé au cas par cas : il faut à chaque fois se demander ce que l’on veut faire, quel objectif on entend atteindre en termes de service rendu aux citoyens et d’intérêt général, et s’interroger sur qui accomplira le mieux cette fonction.
Il faut arrêter de toujours partir du principe que cela sera forcément mieux si l’on recourt au privé. C’est d’ailleurs le sens de la conclusion de notre note sur le recours aux externalisations dans les services publics. Elle donne notamment des outils pour évaluer systématiquement la pertinence d’un recours à la sous-traitance au privé.
Ce qui est étonnant, d’ailleurs, c’est que cette petite musique est devenue totalement transpartisane. De la RGPP à « Action publique 2022 », en passant par la MAP, on retrouve dans les quinquennats successifs des réformes dont l’ambition principale est de réduire le nombre de fonctionnaires. Elles font de la réduction des dépenses publiques et de la réduction du périmètre des missions prises en charge par la puissance publique des fins en soi.
Or, il n’est pas du tout prouvé qu’externaliser des tâches d’intérêt général en ayant recours au privé minimise les coûts pour l’Etat. En fait, c’est un postulat qui n’a pas du tout fait ses preuves !
Il faut interroger ce qui fait qu’un agent public a accompli ou non sa mission, au lieu de partir du principe que c’est sa minimisation des coûts qui permet de mesurer son efficacité. La qualité exigée du service et l’objectif d’intérêt général doit entrer différemment en jeu dans le public et dans le privé.
LR&LP : De nombreuses voix se sont récemment levées du côté des fonctionnaires en charge de la protection de l’environnement. Nos collègues de chez Reporterre ont ainsi recueilli cette parole d’une employée au ministère de la transition écologique : « La vie d’un fonctionnaire, c’est de s’en prendre plein la figure et, lorsqu’on arrive en fin de carrière, on peut se dire qu’il y aura deux ou trois choses qu’on aura réussi à préserver. ». Renvoyant aux lobbies, elle ajoute « Tant qu’on est là, ils ne gagneront pas totalement. ». Pouvez-vous nous en dire plus sur la place des lobbys au sein de l’Etat ?
Le collectif n’a pas encore, en tant que tel, eu l’occasion de se pencher sur le rôle des lobbys, mais c’est assurément une thématique qu’il serait extrêmement utile de traiter !
L’article que vous mentionnez laisse deviner qu’il se passe dans le secteur de la défense de l’environnement quelque chose qui apparaît dans d’autres secteurs. Dans les témoignages que nous avons recueillis dans le cadre de notre enquête sur la perte de sens, des agents publics ont fait état d’un sentiment de plus servir des intérêts particuliers que l’intérêt général.
On peut imaginer que l’importance de la place des lobbies dans les processus de régulation et l’élaboration des normes explique en partie ce sentiment, celui d’être « capturé » par des intérêts particuliers, parfois éloignés de l’intérêt général.
Le recours aux lobbies est l’une des conséquences des réformes que nous avons déjà évoquées plus tôt dans cette interview : plus la puissance publique réduit ses effectifs et ses compétences, plus elle est contrainte de faire appel à l’expertise du secteur privé. Et il serait inapproprié de reprocher aux lobbyistes de faire passer leur intérêt particulier avant l’intérêt général, puisque c’est leur métier de servir les intérêts qu’ils représentent.
En revanche, ce qui me paraît beaucoup plus inquiétant, c’est qu’aujourd’hui l’Etat minimise ce qui fait son rôle propre, celui de garantir les intérêts publics. En abandonnant ce rôle, c’est le sens même du service public et de ses fonctions qu’il met en péril. »