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Malgré la polémique, Total s’implante à 200 mètres de l’École polytechnique

« Imaginerait-on un centre de R&D de Free au milieu de Télécom Paris, de Monsanto sur le campus d’AgroParisTech, de Pernod Ricard dans une faculté de médecine ou de Nexter à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr ? » déclaraient les signataires. « Un établissement d’enseignement supérieur de référence doit maintenir sa neutralité vis-à-vis des industriels. Cela est d’autant plus fondamental pour l’École polytechnique qu’une partie de ses élèves sera amenée à mettre en œuvre les politiques publiques s’imposant au secteur privé, notamment dans le domaine de l’énergie. »

Un bras de fer de plusieurs mois se termine en demi-teinte. Total, le géant pétrolier français dont le chiffre d’affaires atteint plus de 200 milliards de dollars par an, s’implantera tout près du campus de Polytechnique (aussi surnommée « X »), la célèbre école d’ingénieurs-militaires, fondée en 1794, à l’époque de la Convention nationale. Jeudi 25 juin, le conseil d’administration (CA) de la grande école a approuvé la création d’un centre de recherche sur les énergies bas-carbone, directement financé par la multinationale de la pétrochimie.

L’implantation de Total sur l’Ecole Polytechnique

Avec son nouveau « centre de recherche sur les énergies bas-carbone », Total vient de réussir un coup de maître : coloniser l’une des plus prestigieuses institutions universitaires françaises, l’École polytechnique, qui forme des ingénieurs et des docteurs en sciences depuis plus de 200 ans.

Ce projet répond à la volonté d’Éric Labaye, président de l’X depuis 2018, de faire parvenir son école « dans le top 40 des institutions mondiales d’ici à cinq ans », ainsi qu’il le confiait au journal « Les Échos » l’année dernière. Pour le moment, Polytechnique occupe entre la 60e et la 100e place des grands palmarès universitaires, tels que « QS » ou « THE ».

Afin de monter en grade, l’un des grands volets de la stratégie du président de Polytechnique consiste à développer massivement les « ressources propres » de son établissement, en suivant le modèle bien connu des partenariats public-privé à l’anglo-saxone.

Chaires, contrats de recherche, grands projets de laboratoires et d’instituts scientifiques, une telle levée de fonds ne peut se passer des plus grandes entreprises privées détenant la majorité du capital, qu’elles n’attendent qu’à réinvestir dans les principaux viviers d’étudiants.

Dans le projet initial, élaboré au cours de l’année 2018, le bâtiment de Total devait être installé en plein cœur du campus de l’École polytechnique, situé sur le plateau de Saclay (Essonne), dans la banlieue sud de la capitale, pour un loyer de 50 000 euros annuels.

Les plus de 12 000 mètres carrés de l’infrastructure de béton et de verre devaient accueillir 250 salariés de la multinationale — des chercheurs ainsi que l’équipe de direction du pôle Recherche et développement —, et disposer d’espaces « ouverts, conviviaux, modulables pour favoriser les connexions, les échanges » avec les étudiants, selon les mots du PDG du groupe, Patrick Pouyanné, qui pense que « Paris-Saclay est l’un des meilleurs pôles d’innovation au monde. »

Comment attirer les étudiants ? En hébergeant leurs start-up, en finançant leurs doctorats, en les recrutant alors qu’ils ne sont pas encore sortis de leur cursus, en entretenant auprès d’eux une image de grand mécène.

Maquette du projet de centre de recherche et d’innovation de Total à Polytechnique.
DR

Un projet imposé malgré l’opposition des élèves

Les négociations avaient commencé pour le mieux et l’horizon semblait serein, lorsque des associations d’élèves et des ONG comme Greenpeace ou les Amis de la Terre ont sonné l’heure de la révolte. Pendant toute l’année 2019, le combat a été mené sur plusieurs fronts, rassemblés sous la bannière du collectif « Polytechnique n’est pas à vendre », et a atteint sa pleine intensité depuis le début de l’année actuelle.

Selon le collectif, 61 % des élèves de l’école appartenant aux promotions 2017 et 2018 ont voté contre ce projet, à l’occasion d’une consultation organisée par des représentants étudiants, avec un taux de participation de 70 %.

Le 7 mars dernier, une vingtaine d’anciens polytechniciens ont publié une tribune dans le journal Le Monde, appelant les dirigeants de la multinationale et de la grande école à renoncer à leur projet.

« Imaginerait-on un centre de R&D de Free au milieu de Télécom Paris, de Monsanto sur le campus d’AgroParisTech, de Pernod Ricard dans une faculté de médecine ou de Nexter à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr ? » déclaraient les signataires. « Un établissement d’enseignement supérieur de référence doit maintenir sa neutralité vis-à-vis des industriels. Cela est d’autant plus fondamental pour l’École polytechnique qu’une partie de ses élèves sera amenée à mettre en œuvre les politiques publiques s’imposant au secteur privé, notamment dans le domaine de l’énergie. »

Cela, Total l’a bien compris. C’est pour cette raison, précisément, que la firme s’implante sur un plateau comme Paris-Saclay.

Plan du campus de Polytechnique. Le 0 indique l’emplacement initial du bâtiment de Total, le 1 l’emplacement retenu et le 2 l’emplacement souhaité par le collectif « Polytechnique n’est pas à vendre

Conflit d’intérêts et privatisation de l’enseignement

Le 12 mars, nouveau coup d’éclat : alors que les élèves polytechniciens contestant le projet ont été rappelés à leur devoir de réserve (auquel sont soumis tous les corps d’armées), une soixantaine de militants de Greenpeace, Les Amis de la Terre et Action Climat Paris ont perturbé le conseil d’administration de Polytechnique censé examiner le dossier Total. Banderole géante (« Total : main basse sur Polytechnique »), concert de tambourins et de vuvuzelas, campagne médiatique, les ONG n’y sont pas allées de main morte.

Elles dénonçaient en particulier le fait que Patrick Pouyanné, ancien polytechnicien, siège également au conseil d’administration de l’X tandis que cette double casquette constitue un flagrant délit de conflit d’intérêts. D’autre part, Total a prévu de financer à l’X la création d’une chaire de recherche sur les énergies bas-carbone, avec un budget de 3,8 millions d’euros, soit 10 fois plus que celle financée par Google.

Ne pouvant être tenu le 12 mars, le CA de Polytechnique a été reporté au 25 juin. Cependant, six jours plus tôt, le 19 juin, La Sphinx, une association d’anciens « X », a adressé aux administrateurs de l’école les résultats d’une consultation juridique.

Dans ce document de 25 pages, Me Guillaume Hannotin, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, montre que le centre de recherche risque de constituer un délit de favoritisme, contrevenant aux principes de la commande publique, tout comme à ceux de la neutralité des établissements publics. Un soufflet en bonne et due forme pour les défenseurs du projet, notamment ceux de l’école, qui s’exposeraient ainsi à des poursuites pénales.

Le 25 juin, la décision finale a été rendue par le conseil d’administration. Non, le centre de recherche de Total ne sera pas implanté sur les terrains dont l’X est propriétaire. Il sera implanté deux cents mètres plus loin, au beau milieu des aires d’activité sportive, sur une parcelle détenue par l’Établissement public d’aménagement de Paris-Saclay.

Mais le projet, qui devrait voir le jour en 2022, ne sera pas modifié d’un iota : même bâtiment, même capacité d’accueil, même nombre de salariés. Simplement, il sera construit 200 mètres plus loin. 

Le géant de la pétrochimie n’a certes pas obtenu pignon sur rue, mais peut tout de même se féliciter d’avoir réussi son grossier parachutage dans ce futur « parc d’innovations » tant désiré par les administrateurs de l’X et envisagé à l’est du plateau. Comme le dit l’économiste David Thesmar, diplômé de l’école en 1992, cette implantation lui fournira un « pipeline d’étudiants qui vaut de l’or pour les entreprises ».

La position stratégique de Total, à quelques foulées du campus de l’X et surtout bien à l’écart des établissements des autres multinationales comme Danone ou Thalès, situés quant à eux à l’ouest, lui procurera un avantage unique sur ses concurrents.

De leur côté, les ONG et les associations d’élèves ne célèbrent pas cette victoire en demi-teinte et souhaitent continuer la lutte, en commandant notamment une nouvelle étude juridique. L’affaire n’est donc pas prête d’être terminée.

Crédit photographique couverture : © École polytechnique – J.Barande

Augustin Langlade

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