Dans une réserve de Guinée-Bissau, des chimpanzés ont été observés en train de partager des fruits naturellement fermentés, riches en éthanol. Une découverte troublante qui interroge sur les origines de la consommation d’alcool.
C’est une découverte fascinante qu’a faite une équipe de primatologues de l’Université d’Exeter (Royaume-Uni), publiée le 21 avril 2025 dans la revue Current Biology : dans le parc national de Cantanhez, en Guinée-Bissau, des chimpanzés sauvages ont été filmés partageant des fruits contenant de l’éthanol — un alcool produit naturellement par la fermentation des sucres.
Sur les 28 fruits analysés entre avril et juillet 2022, 86 % contenaient de l’alcool, avec des taux allant jusqu’à 0,61 % d’alcool par volume. Des valeurs faibles mais significatives, à comparer à une bière légère (environ 5 %) — à l’échelle des chimpanzés, l’équivalent d’un petit verre.
Les fruits du Treculia africana, surnommé « pain africain », peuvent peser jusqu’à 30 kilos. En tombant au sol et en mûrissant, leur chair devient molle, sucrée et propice à la fermentation naturelle. Résultat : un fruit à l’odeur prononcée, parfois visité par les mouches drosophiles (elles aussi attirées par l’éthanol), et visiblement prisé des primates.
Du goût, du sucre… et de l’éthanol
« Les singes ne consomment pas n’importe quel fruit : ils sont attirés par ceux qui sont les plus colorés, signe de maturité et de qualité gustative », explique Charlotte Canteloup, éthologue spécialiste des primates et des singes vervets, pour La Relève et La Peste.
« Dans un même arbre, tous les fruits ne mûrissent pas au même rythme. Les singes sélectionnent les plus appétents en s’appuyant sur plusieurs indices sensoriels – la vue, l’odorat, la texture… ».
À ce stade, les scientifiques ne savent pas encore si les chimpanzés recherchent intentionnellement les fruits les plus fermentés — mais ils les privilégient lorsqu’ils sont disponibles. Dans certains cas, des individus ignoraient des fruits plus gros, non monopolisés, pour se concentrer sur une portion manifestement plus mûre, voire spongieuse. Par goût ? Par effet relaxant ? Mystère. Mais ce qui est sûr, c’est que ce comportement n’est pas accidentel.
L’étude évoque également une mutation ancienne dans l’enzyme alcool déshydrogénase (ADH4), présente chez un ancêtre commun des chimpanzés, bonobos et humains. Cette adaptation aurait permis une meilleure digestion de l’éthanol, suggérant que la consommation d’alcool est un héritage ancien, bien antérieur à nos tavernes et nos “happy hours”.
Ce qui surprend les scientifiques, ce n’est pas tant que les chimpanzés consomment ces fruits — déjà documenté ailleurs — mais qu’ils les partagent, un comportement inhabituel chez ces animaux pourtant réputés pour leur territorialité alimentaire. Dix cas de partage ont été enregistrés par caméra-piège, et dans 90 % de ces cas, le fruit partagé contenait de l’alcool.
« L’étude ne permet pas d’identifier les liens sociaux entre les individus qui partagent les fruits », tempère Charlotte Canteloup pour La Relève et La Peste. « Si c’est une mère et ses petits, la tolérance est naturellement plus grande ».
Quant à imaginer une forme de « trinquerie » entre singes, le parallèle est séduisant, mais rien ne permet d’affirmer qu’il s’agit d’un véritable rituel partagé.
« Dans la nature, les ressources sont rares. Le partage actif de nourriture reste exceptionnel. Il pourrait plutôt s’agir ici de “co-feeding” ou de “scrounging”, lorsque l’un profite des restes ou de la proximité d’un autre mangeur ».
Des adultes mâles partageant des fruits fermentés – Crédit : Bowland et al.
Et les autres espèces dans tout ça ?
Les chimpanzés ne sont pas seuls à s’enivrer. Une synthèse récente publiée dans Trends in Ecology and Evolution rappelle que l’éthanol est présent dans presque tous les écosystèmes terrestres, en particulier dans les fruits, la sève ou le nectar fermentés. Les singes-araignées du Panama raffolent des fruits jaunes du mombin, riches en alcool (1 à 2,5 % vol.), tandis que les chimpanzés de Guinée forestière ont été aperçus en train de boire de la sève alcoolisée de palmiers à raphia.
Certains animaux, comme les éléphants ou les babouins, ont été accusés d’ivresse après avoir ingéré des fruits trop mûrs, bien que peu d’analyses aient confirmé la présence d’alcool dans leur alimentation à ces moments-là. Plus étrange encore, des élans suédois se seraient coincés la tête dans des arbres après avoir mâché des pommes fermentées…
Chez les musaraignes à queue de plume, les chercheurs ont relevé une consommation quotidienne et élevée d’éthanol, sans jamais constater de signes d’ivresse. En revanche, certains oiseaux comme les jaseurs d’Amérique, après s’être gavés de baies fermentées, se sont écrasés en vol, visiblement sous influence.
Mais la palme de la tolérance revient aux frelons orientaux : ils seraient capables d’absorber jusqu’à 80 % d’éthanol sans aucun effet nocif, selon des recherches récentes de l’université de Tel Aviv.
Et chez les drosophiles, l’alcool semble même jouer un rôle dans la reproduction : les mâles s’enivrent après un rejet amoureux, tandis que les femelles deviennent… moins sélectives.
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