Au large des côtes sénégalaises, les bateaux de pêche européens et chinois pillent les ressources halieutiques. Les populations dépendantes de cette ressource fuient le pays vers l’Europe, empruntant la route migratoire la plus meurtrière au monde. Un nouveau rapport et documentaire de l’ONG Environmental Justice Foundation (EJF) demande à l’Union Européenne d’agir.
« J’ai perdu mes fils, mes neveux et mon petit-fils dans cette tragédie. J’ai perdu le fils de mon frère aîné. Je peux dire que j’ai perdu près de dix membres de ma famille dans ce naufrage. C’est tellement déchirant », témoigne Modou Boye Seck, habitant de Fass Boye, l’un des ports de pêche point de départ des migrations vers les Îles Canaries espagnoles.
Le nombre de migrants traversant de l’Afrique de l’Ouest vers l’archipel a augmenté de façon spectaculaire ces dernières années, passant de 425 en 2017 à 46 843 en 2024. Selon le projet Missing Migrant de l’OIM (Organisation internationale pour les migrations), il y a eu au total 4 888 décès ou disparitions entre 2019 et 2024 lors des traversées.
Des chiffres qui pourraient être largement minorés. L’association Caminando Fronteras a enregistré 9 757 victimes pour la seule année 2024. En fonction du point de départ, 1 000 à 2 000 kilomètres séparent les côtes sénégalaises des Îles Canaries, 10 fois plus long en moyenne qu’une traversée de la Méditerranée. Malgré les risques, le nombre de migrants continuent d’augmenter.
« Le gouvernement a vendu toute la mer »
« J’ai travaillé comme pêcheur pendant près de 10 ans. Lorsque j’ai commencé, la mer était abondante. Mais au fil des ans, les choses sont devenues peu à peu si difficiles […] C’est pourquoi nous avons pris le risque de laisser notre famille, nos femmes et tout le monde derrière nous » explique Idrisa Seye, migrant et ancien pêcheur.
L’EJF a mené des interrogatoires auprès des migrants et de leur famille restée au Sénégal pour comprendre le pourquoi de cette migration. Les observateurs notent que l’émigration est « un mode d’adaptation de la famille à la crise économique ».
Le long des côtes sénégalaises, les communautés de pêcheurs vivent essentiellement des ressources halieutiques. Mais, depuis quelques années, les bateaux chinois et européens, principalement espagnols, viennent s’approvisionner dans leur zone de pêche.
« Le gouvernement a vendu toute la mer. Il l’a vendu aux bateaux industriels. Parfois, vous pouvez travailler dans une zone et soudain vous êtes entouré par 6 ou 7 bateaux… Toutes les prises que vous étiez censés faire sont prises par ces bateaux… Et ces bateaux pêchent toute la journée, jour et nuit. Ils ne s’arrêtent jamais » précise Idrisa Seye.
Baisse des ressources
88% des pêcheurs interrogés ont déclaré avoir souvent observé des chalutiers de fond en activité dans leurs zones de pêche. L’analyse par EJF des données disponibles sur les licences de pêche pour 2019, 2022 et 2024 a révélé que 45,3 % des navires titulaires d’une licence étaient contrôlés par des entités étrangères.
Ces flottes parviennent à échapper au contrôle des autorités sénégalaises en changeant les noms des navires, en dissimulant la propriété, en changeant de pavillon ou en supprimant les navires des registres. Les licences de pêche sont souvent délivrées sans contrôle public, ce qui rend plus difficile la détection et la prévention des crimes.
Un certain nombre de sociétés étrangères qui détiennent des licences de pêche dans les eaux sénégalaises ont des antécédents documentés de pêche illicite, non déclarée et non réglementée.
Résultat, 57% des populations de poissons exploitées au Sénégal sont dans un état d’effondrement. Le chalutage de fond « dégrade les écosystèmes marins » et capture de manière « indiscriminée » les individus adultes comme juvéniles, empêchant le renouvellement des populations et « aggravant encore la crise des pêches » précise le rapport.
« Nos enfants avaient l’habitude d’apporter beaucoup de poissons et ils ne peuvent plus le faire. Ils peuvent passer 15 jours d’affilée à pêcher sans rien attraper » indique Nafi Kebé, habitant de Bargny et transformateur de poisson local.
« Je suis très en colère lorsque les pays étrangers se plaignent de l’immigration, car ce sont eux les vrais pirates, ce qu’ils ont fait est pire que l’immigration clandestine. Nous risquons notre vie pour partir, mais eux ils viennent ici pour voler notre poisson. C’est du vol. Ils pillent nos ressources pour nourrir leurs propres habitants pendant que nous souffrons » s’insurge Karim Sall, président d’AGIRE, une organisation sénégalaise opérant dans l’aire marine protégée de Joal-Fadiouth
Destruction d’emplois
La pêche artisanale totalise 3% de la main d’œuvre du pays. En 2019, 169 000 personnes étaient employées par le secteur. Selon les statistiques officielles du gouvernement, le taux de chômage du Sénégal a nettement augmenté ces dernières années, passant de 16 % en 2016-2019 à 22,3 % en 2020-2024.
Les jeunes sont les plus touchés. En 2024, 32,5 % des sénégalais âgés de 15 à 34 ans étaient sans emploi. Un chiffre qui monte même à 40,7 % dans les zones rurales où sont établies les communautés de pêcheurs.
« Si j’avais pu gagner assez d’argent avec la pêche, je ne serais jamais venu en Europe » se désole Memedou Racine Seck, migrant et ancien pêcheur.
« Le manque d’emplois est la principale raison pour laquelle les jeunes risquent leur vie en prenant le bateau, et j’en suis un bon exemple. Imaginez quelqu’un qui obtient son diplôme d’études secondaires, qui va à l’université et qui décide de risquer sa vie en prenant un bateau pour aller vers l’inconnu. S’il y avait des emplois au Sénégal, nous ne ferions pas cela » témoigne Moussa Diop, migrant et ancien pêcheur.
En plus du manque d’emplois, la diminution des prises de pêche a un « impact grave sur les moyens de subsistance des populations côtières » selon le rapport. Le poisson représente 7,9 % de l’apport total des Sénégalais.
Selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, la prévalence de l’insécurité alimentaire sévère au Sénégal est de 4 % et la prévalence de la sous-alimentation de 4,6 %. Les plus touchés sont les communautés côtières, les pêcheurs artisanaux et les femmes transformatrices qui fument, salent, sèchent et vendent le poisson sur les marchés locaux.
Face à cette tragédie, Steve Trent, PDG et fondateur de l’Environmental Justice Foundation demande aux autorités européennes de « mettre fin à cette situation dès maintenant » en rendant « les pêcheries sénégalaises au peuple sénégalais ».
L’ONG appelle le gouvernement sénégalais à donner la priorité à la restauration des populations de poissons, à l’éradication de la pêche illégale et à la protection de la pêche artisanale.
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