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La numérisation des sociétés devient un Léviathan énergivore hors de contrôle

En poursuivant l’accumulation infinie de données, et l’addiction des utilisateurs au partage, les grands groupes s’assurent que ce seront vers eux que se tourneront les développeurs de « villes intelligentes » pour faire fonctionner leurs objets-services.

Tandis que l’invention de nouveaux objets connectés et de services ubérisés (ces « solutions innovantes qui vont simplifier le quotidien des acteurs ») se consolide comme étant la valeur ultime qui saura attirer les investisseurs, nos savoirs sur le désastre écologique en cours et sur ses conséquences s’aiguisent. Ces deux faces du quotidien sont-elles seulement compatibles ? Confiante, une voix rassure : « il nous (vous) reste juste à inventer les solutions numériques qui vont répondre à toutes ces difficultés. Après tout, les réseaux sociaux ont déjà permis de se mobiliser contre des pratiques d’entreprises écocidaires, et offrent tous les jours l’accès le plus rapide aux derniers lifestyles et marchandises éthiques, du low-tech à la sacoche vegan… ». Ce discours, parce qu’il brosse le militantisme en ligne dans le sens du poil, tend à obtenir son adhésion. Discrètement, la question de l’impact du numérique est ainsi écartée des discussions éthiques et politiques sur le climat. Pourtant, tandis que le sujet disparaît dans cet angle mort, certains think tanks, pouvoirs publics et entreprises, ont déjà commencé, bon gré, mal gré, à adresser le problème. A chaque fois ils négocient un avenir pour Internet, quelque part entre contraintes environnementales, intérêt des entreprises et préférences des utilisateurs.

Les ingénieurs sonnent l’alerte

C’est en 2004 que Frédéric Bordage, programmateur et journaliste, crée son propre blog, GreenIT.fr. L’objectif ? Sensibiliser aux coûts environnementaux des technologies de l’information (IT), à une époque où elles sont présentées comme support de toutes les « dématérialisations ».

Le bloggeur espère ouvrir un espace de discussion sur les façons de réduire les coûts matériels et énergétiques de ces technologies. Construire des alternatives plus responsables, moins impactantes sur l’environnement, plus bénéfiques pour la société.

Dans son Glossaire, daté de 2008, on trouve une expression forgée de toutes pièces par Bordage : la « sobriété numérique ». C’est « la démarche qui consiste à concevoir des services numériques plus sobres et à modérer ses usages numériques quotidiens ».

10 ans plus tard, alors que le bloggeur constate que l’expression se propage, le Shift Project publie un premier rapport cherchant à quantifier une bonne fois pour toutes l’impact global d’Internet – toutes variables comprises – sous cette bannière : « Lean ICT : Pour une sobriété numérique ».

Ce rapport considère les technologies de l’information comme bénéficiant largement à l’humanité. Toutefois la croissance de ce secteur, exponentielle d’une année à l’autre, sème une empreinte carbone qui « [va] à l’encontre des objectifs […] fixés par l’Accord de Paris sur le climat signé en 2015 ».

En effet, chaque année, le secteur consomme 9% de ressources naturelles en plus qu’il n’en consommait l’année d’avant – 7,5 points de plus que les autres secteurs.

Au total, il représente déjà 4% des émissions de CO² dans le monde, une proportion qui croît donc chaque année, et promet encore d’augmenter avec l’arrivée des résolutions 8K, la 5G, l’ampleur prise par les cryptomonnaies, et la tendance inexorable aux « solutions connectées innovantes ».

Deux facettes sont identifiées à cette empreinte carbone : l’énergie utilisée pour extraire et transformer les matériaux utilisés (45% des émissions en C0²), et l’énergie utilisée pour stocker, relier et faire appel à ces données (55% de ces émissions). Autrement dit, la production et les usages.  

A partir de là, l’étude préconise d’« acheter les équipements les moins puissants possibles, les changer le moins souvent possible, et [de] réduire les usages énergivores superflus », afin de faire passer la croissance annuelle à seulement 1,5%… « ce qui n’est que similaire à la tendance globale tous secteurs confondus et n’est donc pas en soi compatible avec les objectifs de l’Accord de Paris. », relativisent les auteurs.

« La sobriété numérique telle que nous la proposons permettrait donc seulement de contenir l’explosion en cours de l’empreinte environnementale du numérique ».

L’année d’après sort un nouveau rapport controversé (mais pas invalidé) sur l’usage des services vidéos et leur impact.

« Il ne s’agit pas d’être pour ou contre tel ou tel usage, comme la pornographie, la télémédecine, Netflix ou les mails : il s’agit d’éviter qu’un usage jugé précieux par la société ne pâtisse de la surconsommation d’un autre jugé moins essentiel » insistent les auteurs, avertis que leur étude touche aux droits de chacun à utiliser Internet comme ils le souhaitent.

La forme de l’enquête suggère en effet que la « surconsommation » des utilisateurs est un problème, et qu’il faudrait se responsabiliser sur nos usages pour limiter les émissions en C0² du secteur.

Mais après analyse, les conclusions du rapport indiquent que les grandes industries numériques (GAFAM Etats-Uniens, BATX Chinois) ont une large part de responsabilité dans cette surconsommation dénoncée, puisqu’elles poussent les utilisateurs à une « obésité numérique ».

Dans « Déployer la sobriété numérique », publié en 2020, le discours du Shift Project a donc changé de ton. Il est à présent question de remettre en cause l’ « économie de l’attention », définie comme ces « modèles économiques qui rentabilisent l’augmentation des volumes de contenus consommés, de terminaux et infrastructures déployés ».

En plus d’aggraver l’impact environnemental du numérique, ce modèle où tout est permis pour capter l’attention des usagers et leur prélever des informations génère des problèmes psychosociaux.

Ainsi, une simple intention de vérifier l’heure se transforme facilement, sans prévenir, en une longue séance de visionnage de contenus générés par un algorithme qui vous profile (le modèle « Tik Tok », qu’on retrouve dans les « reels » Instagram).

« Ce qui est en jeu dépasse les ‘bonnes pratiques’ individuelles : il est urgent de recouvrer et de conserver la maîtrise de nos interactions numériques à l’échelle collective. » argumentent alors les ingénieurs militants. Il y a des « conséquences sanitaires (sur le développement de l’enfant, les performances scolaires et académiques, de surcharge informationnelle etc.) » qu’ils articulent aux conséquences environnementales générées par ce modèle pour le critiquer.

Dans le même esprit, le collectif HumaneTech (basé aux Etats-Unis et composé en grande partie d’anciens employés des GAFAM) travaille aussi, depuis 2018, sur des manières de contrecarrer cette économie de l’attention et ses conséquences par des projets de lois, des visions alternatives de l’entreprise en ligne et des conseils aux usagers.

Capture d’écran du documentaire « Derrière nos écrans de fumée »

BigTech et SmartCities, le rêve d’une accumulation infinie de données sans contraintes

D’ailleurs, de l’autre côté de l’Atlantique, nombreux sont les salariés ou ex-salariés des géants du web animés par la question d’un Internet moins nocif. En 2019, deux cadres employées chez Amazon, secouées par le rapport du GIEC de 2018, réunissent leurs pairs et organisent une intervention auprès de l’assemblée des actionnaires, poussant la firme à adopter des mesures concrètes en vue de la neutralité carbone.

La lettre, accessible ici, réunit à ce jour 8,701 employés, sous l’appellation d’« Amazon Employees For Climate Justice » (AECJ). Bien entendu, Amazon licenciera en 2020 les deux employées à l’origine du mouvement.

Mais le géant sera d’abord forcé à céder, sous le poids du nombre : fin 2019, Amazon lance son « Climate Pledge », ou « Engagement pour le Climat », qui promet d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2040, et de n’utiliser que des énergies 100% renouvelables d’ici 2025.

Une résolution qui ne satisfait qu’à moitié l’AECJ, puisqu’au même moment, Amazon continue sans broncher à mettre ses meilleures technologies au service des grands exploitants de gaz et de pétrole, comme Shell ou BP, et à financer des think tanks climatosceptiques.

En fait, cet engagement d’Amazon n’a fait que suivre la tendance ; tous les autres géants de la tech états-unienne promettaient déjà de passer le plus vite possible aux énergies 100% renouvelables pour faire tourner leurs services numériques, devenant en quelques années les plus grands acheteurs « d’énergie verte » aux Etats-Unis.

Microsoft promet même une empreinte « négative en carbone », prétendant pouvoir aspirer plus de carbone qu’il n’en émettra d’ici 2030. Pour ces géants du numérique, c’est bien le développement toujours plus rapide et illimité de technologies intelligentes qui pourra résoudre le problème ; une hypothèse heureuse, qui se passe de considérations sérieuses sur les éventuels effets nocifs de ces nouvelles technologies « vertes ».

Dans son dernier documentaire Planet of Humans, Michael Moore nous emmène d’enquête en enquête sur les différentes énergies vertes promues et célébrées sur le sol américain. Il raconte son progressif désenchantement vis-à-vis de celles-ci.

Par exemple, un gigantesque champ de panneaux solaires inauguré par le gouverneur Schwarzenegger, en Californie, repose nuit et jour sur les énergies fossiles pour fonctionner (en photo de couverture).

Leur fabrication demande de nombreuses matières rares, minées loin de tout code du travail. L’énergie que ces panneaux solaires produisent ne peut être stockée, et en fin de vie on ne sait pas quoi faire des matériaux résiduels. Un cas éloquent du greenwashing hallucinant que représentent les « énergies vertes » aux Etats-Unis aujourd’hui.

En fait, grâce au « 100% d’énergie renouvelable » les grandes industries s’assurent avant tout d’échapper à toute remise en cause de leurs stratégies de croissance illimitée et infinie.

Cela remettrait en question leur avenir économico-politique radieux : devenir les intermédiaires essentiels au bon fonctionnement des multiples modules informatiques de la ville connectée. C’est qu’en effet, le concept des « SmartCity » s’ancre dans l’incrustation des technologies numériques à tous les services et objets quotidiens des citadins.

Or, ces technologies numériques ne deviennent « intelligentes » que lorsqu’elles sont capables d’échanger et de traiter des informations à haute vitesse, pour les résultats optimaux de l’utilisateur.

En poursuivant l’accumulation infinie de données, et l’addiction des utilisateurs au partage, les grands groupes s’assurent que ce seront vers eux que se tourneront les développeurs de « villes intelligentes » pour faire fonctionner leurs objets-services.

L’accès ne se fera pas en fonction de l’utilité, mais de la bonne transaction d’argent. Ironie du sort, le développement de « l’intelligence » de ces villes sera alors proportionnel au degré d’ignorance des citoyens quant aux coûts réels impliqués en termes de qualité de vie collective, de droit à l’intimité et de protection de l’environnement. Vraisemblablement, le mythe désengageant de la « dématérialisation » a donc encore de beaux jours devant lui.

Une ville connectée enregistrant les moindres données

Des nouveaux cadres juridiques pour le net et ses industries ?

« Les réseaux d’échanges internet […] constituent une ‘infrastructure de libertés’. Liberté d’expression et de communication, liberté d’accès au savoir et de partage, mais aussi liberté d’entreprise et d’innovation, enjeu clé pour la compétitivité du pays, la croissance, l’emploi et la cohésion nationale. » professe le manifeste de l’Arcep.

Il s’agit d’un institut Français de régulation publique créé en 1997, lorsque « le Parlement lui [confie] la mission d’accompagner l’ouverture à la concurrence du secteur des communications électroniques […] et ce, au bénéfice de l’utilisateur final ».

L’Arcep est le « gendarme des télécoms », qui police le marché du numérique de la seule façon qui lui est permise par la Commission Européenne : de sorte à y garantir la ‘saine concurrence’.

Son travail est donc de veiller à ce « qu’aucune force, qu’elle soit économique ou politique, ne soit en situation de contrôler ou de brider la capacité d’échange des citoyens, entreprises, associations, éditeurs et innovateurs ».

Alors, lorsque la question des contraintes écologiques pesant sur le numérique a été soulevée par le Shift Project (auquel l’institut renvoie) l’Arcep a dû s’y confronter.

Elle souhaite depuis en faire un « nouveau chapitre de la régulation », et a animé, pour cette fin, une « Plateforme de travail pour un numérique soutenable ».

Sachant que cette agence garantit l’architecture « libre » du marché numérique, son problème est donc de savoir comment introduire de nouvelles règles pour aligner ce marché avec les prérogatives impliquées par les contraintes écologiques sans… contraindre ses acteurs.

De là, on comprend déjà mieux le déplacement lexical qui s’est joué : l’Arcep a préféré mettre de côté la « sobriété », qui implique une certaine dimension d’auto-discipline, voire d’abstinence, pour la remplacer par le concept de « soutenabilité », qui suggère plutôt que la croissance dans un marché compétitif et concurrentiel reste possible, mais sous de nouvelles conditions.

Dès lors, les solutions issues de cette table ronde s’empressent de responsabiliser les consommateurs, et font de la sobriété numérique une attitude devant être adoptée par les consommateurs : chose qui, nous l’avons vu, relève de l’exploit une fois qu’Internet est gouverné par des professionnels de la captation de l’attention.

Pas de problème : l’Arcep propose de « favoris[er] l’émergence d’outils d’aide à la décision du consommateur quant à ses choix et leur impact sur l’environnement [en] publi[ant] un ‘baromètre environnemental’ permettant de valoriser les meilleures pratiques ».

Leur vision politique s’actualise ainsi sous la pression du Shift Project, mais pour réaffirmer leurs divergences. Refusant d’emblée toute intervention « extérieure » au marché pouvant le « brider », l’Arcep remet aux individus et, à la limite, aux pouvoirs publics, la responsabilité de mieux acheter et de mieux utiliser les technologies numériques.

En ce qui concerne les entreprises, les « gendarmes des télécoms » s’excusent : la liberté d’entreprendre, et surtout la liberté des entreprises en place, est une valeur inaliénable qu’il serait nocif de perturber.

Néanmoins, en parallèle, les alternatives comme celles proposées par le Shift Project de se réapproprier le numérique, font déjà partie de l’horizon politique. Le projet d’une ville connectée, organisée en fonction des contraintes pesant sur le collectif, mais en laissant la plus grande place possible aux multiples usages selon une priorisation discutée collectivement est apparu.

A côté de cela, de nouvelles manières de consommer et de produire des objets numériques se font connaître. Les entreprises de reconditionnement comme BackMarket ou Recommerce, ont pris de l’ampleur, même si de récentes lois compliquent leur pérennité – proposant un autre modèle, ce sont aussi du côté des très jeunes Licoornes , comme Enercoop, Telecoop ou Commowns que se trouvent peut-être les ébauches d’une autre façon de produire, de distribuer et d’utiliser un Internet « rematérialisé » de demain.

En attendant, l’Arcep reste seul pouvoir public en mesure de décider dès aujourd’hui à quoi Internet ressemblera sous de fortes contraintes écologiques. De ce que nous comprenons, cela ressemblera à un système de responsabilisation massive des usages collectifs et individuels, tandis que les entreprises seront encouragées à profiter des nouvelles tendances pour générer un profit. Si la sobriété numérique sera le « lifestyle », il y a fort à parier que les GAFAM – et peut-être aussi nos jeunes licornes – sauront capitaliser dessus sans ralentir la cadence effrénée de leur production, ni diminuer leurs dispositifs accrus de collecte de données.

Pierre Boccon-Gibod

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