À l’heure de la multiplication des actions de l’ultradroite, plusieurs journalistes fustigent – outre des raisons économiques, sociales et idéologiques – la part de responsabilité des médias audiovisuels dans la normalisation et la banalisation du mouvement. En cause : le traitement médiatique et l’accueil des représentants politiques du Rassemblement National et de Reconquête, qui participeraient à faire de ces partis des interlocuteurs politiques crédibles et légitimes. Décryptage.
13 février 1984 : basculement dans l’abysse
Les rédactions ont toujours été traversées par le dilemme que constitue la présence ou non de la droite radicale dans l’espace audiovisuel. D’après François Malaussena – conseiller politique à l’Assemblée nationale –, ce débat s’articulerait autour de deux lignes de force.
Au camp défendant le fait qu’échanger avec l’extrême droite permette de démontrer l’absurdité de ses arguments et d’enrayer sa progression électorale, s’oppose celui qui souligne que dialoguer avec l’extrême droite revient à lui offrir l’opportunité d’accroître sa visibilité et de booster sa popularité.
Un dilemme ontologique, en somme, difficilement soluble, mais qui a pourtant été tranché au cours du siècle dernier. La victoire du camp du boycott, objectivée par l’instauration d’un « cordon sanitaire » – tactique visant à isoler un parti jugé infréquentable et dangereux – a permis une invisibilisation totale de l’ultradroite dans l’espace audiovisuel et une réduction de son poids électoral à peau de chagrin.
Tout a changé le 13 février 1984, lors de la première audition de Jean-Marie Le Pen à la télévision publique.
Ce qui avait été pensé par François Mitterrand comme une manœuvre politique pour affaiblir la droite a finalement ouvert la boîte de Pandore. Les répercussions politiques et électorales furent énormes, rapporte Franceinfo : « Alors que le parti recueillait en moyenne quinze adhésions quotidiennes, celles-ci passent, en quelques jours, à un millier ».
Et si depuis 1958 le Front National n’avait jamais dépassé la barre des 5,2 % (à la présidentielle de 1965), à la suite au passage de Jean-Marie Le Pen sur Antenne 2, les résultats électoraux du parti n’ont jamais été aussi élevé. 10,95 % aux européennes de 1984, 14,39 % à la présidentielle de 1988, 14,94 % aux législatives de 1997…
Sans compter les scores astronomiques réalisés après les années 2000, où le parti a systématiquement obtenu plus de 15 % aux scrutins présidentiels, parvenant à se hisser, trois fois sur cinq, au second tour. Le lien de causalité entre la montée du Front National et son apparition sur les ondes et plateaux télévisés semble indiscutable.
De l’homogénéisation de l’offre médiatique
Une situation d’autant plus alarmante que le nombre d’invitations et de participations de ses cadres dans l’espace audiovisuel ne cesse de croître. En témoigne deux études de Statista réalisées sur la base de données récoltées en 2021, disponibles ici et là.
La première, qui comptabilise la part des invités de l’ultradroite pour chaque média, souligne que nombre de ceux appartenant à des groupes privés offrent une véritable tribune aux idées qu’elle véhicule (26,5 % sur CNews, 15,8 % sur LCI, 11,5 % sur RTL, 10 % sur RMC/BFMTV…).
La seconde, quant à elle, s’attarde sur l’épiphénomène que constitue l’émission « Touche pas à mon poste ! », actuellement diffusée par C8, une chaîne appartenant au groupe Vivendi de Vincent Bolloré. Le constat dressé est sans appel.
« À elle seule, la famille politique d’extrême droite occupait plus de 50 % du temps d’antenne. Cumulée, la gauche représentait 11,5 % du temps d’antenne dont 0,9 % pour les Verts, alors en plein débat des primaires pour le parti d’Europe Écologie-Les Verts (EELV) ».
De quoi largement questionner le respect du principe de pluralisme démocratique encadré par l’ARCOM, selon lequel le temps d’antenne entre les différentes forces politiques (or pouvoir exécutif) doit être réparti équitablement sur la base des résultats électoraux, des sondages d’opinion et du poids politique (taille du groupe parlementaire, nombre et catégories d’élus).
Mais les médias privés ne sont pas les seuls à faire la part belle aux membres de l’extrême droite. Certaines ondes publiques, dans une moindre mesure, ne sont pas exemptes d’un tel phénomène, souligne Pauline Perrenot dans son dernier rapport pour ACRIMED.
Du 17 janvier au 7 mai, soit 16 semaines, 7 cadres du parti du Rassemblement National ont bénéficié d’au moins 274 interventions à la TV, soit 2,5 fois par jour !
« Si les chaînes d’information en continu font comme de coutume office de tremplin, radios et télévisions généralistes n’ont pas à rougir de leur palmarès. Au total, on ne dénombre pas moins de 87 passages dans les matinales audiovisuelles, soit plus d’une apparition tous les deux jours en moyenne, dont huit fois sur France Inter » précise le rapport. Des résultats troublants pour la première radio de France…
Interviewé sur le sujet, Mathieu Molard – rédacteur en chef du média indépendant Streetpress – soutient qu’une des raisons expliquant la hausse de la présence de l’extrême droite à l’antenne, au-delà du cadre légal, est qu’inviter un cadre ou représentant du mouvement fait de l’audience.
« Le cas d’Eric Zemmour est très parlant. Sa montée dans les sondages résulte d’une construction médiatique : c’est un ‘bon candidat’ pour la télévision car il en maîtrise les codes et les rouages puisqu’il est journaliste de formation. Le même phénomène, de manière à peine moins subtile, est à l’œuvre avec Marine Le Pen ».
C’est donc poussé par la logique de la concurrence – et notamment le désir d’accroître les audiences – que le champ du journalisme audiovisuel fini par proposer une offre médiatique homogène.
Hausse des violences de l’extrême droite
Seulement, cette uniformisation de l’offre comporte de nombreux risques. Étant, de par leur fonction informationnelle, l’un des principaux vecteurs de la socialisation politique et acteurs de la construction de l’agenda public, l’influence des médias n’est pas à négliger.
Preuve en est que la hausse de la médiatisation du discours de l’extrême droite – associant théorie du grand remplacement, propagande LBGTophobe et lutte contre le « wokisme » – contribue à légitimer l’intolérance et trouve un écho favorable dans une partie de la société civile.
En témoignent les récents événements des groupuscules d’extrême droite ayant eu lieu un peu partout en France. Annulations de concerts « satanistes » ou « woke » à Metz, Lyon ou Carnac, actions de vandalisme répétées contre les plannings familiaux de Strasbourg et Bordeaux, attaques contre le centre LGBTI à Touraine ou incendie du domicile de l’édile de Saint-Brévin-Les-Pins pour s’opposer à l’ouverture d’un CADA… les attaques de la droite radicale se sont multipliées depuis le début de l’année.
Face à celles-ci, deux réponse sont à analyser : celle de la classe politique, et celle des médias traditionnels. Sans surprise, les deux sont loin d’être satisfaisantes.
La première, celle de la classe politique, tend à minimiser la menace que constitue l’extrême droite afin d’en faire un non-sujet. Le cas de Yannick Morez, le maire démissionnaire de Saint-Brévin-Les-Pins, en est la manifestation la plus concrète : le signalement des menaces de mort émanant des militants de l’ultradroite n’a trouvé écho ni auprès de groupe politique (Divers Droite), ni auprès de l’Etat.
La seconde, celle des médias traditionnels, est également trop timorée. Si les attaques répétées des militants de l’ultradroite, sont, le plus souvent, documentées, elles sont encore trop traitées comme « faits divers » plutôt que comme des « attaques terroristes ».
Une tendance qui visiblement ne s’applique pas dans le cas des actions portées par des militants islamistes, alors que « les acteurs isolés affiliés à l’extrémisme djihadiste ou d’ultradroite demeurent la principale menace de terrorisme potentiel et d’attaques violentes au sein de l’Union européenne » d’après le dernier rapport d’Europol en la matière.
Jules Pannetier, journaliste auprès du Poing – média indépendant engagé contre la droite radicale – ajoute que la couverture des actions de l’extrême droite dans les médias classiques est très partielle. Celui qui s’est fait passer à tabac deux ans plus tôt par une dizaine d’identitaires alors qu’il assistait à une commémoration de Jeanne d’Arc, déplore :
« Quand ça nous arrive, la presse régionale n’en parle pas. Le jour même de mon agression, une reporter de l’AFP s’est fait dérober son portable. Les médias s’en sont indignés, et je trouve ça très bien. Mais pas une ligne sur ce qui m’est arrivé ».
Deux réactions qui, grâce aux ressorts de l’invisibilisation ou par un traitement inadéquat de l’information, laissent un fort sentiment d’isolement parmi les victimes et n’aide pas à enrayer la montée des discours incitant à la haine…
Derniers garde-fous
Face à ce triste constat, plusieurs pistes sont malgré tout avancées pour lutter contre l’expansion des idées de cette partie de l’échiquier politique.
La première, mentionnée par Mathieu Molard, serait de renforcer les mécanismes de sanction de l’ARCOM dans le cas d’un contournement des règles garantissant le pluralisme démocratique. Pour le journaliste, actuellement, l’action de l’organe public est très paradoxale :
« Il y a soit une quasi-absence de contrôle, soit une absence de gradation des sanctions. Il n’y a rien entre le blâme, l’amende – dont les montants sont trop bas pour être désincitatifs – ou la suspension du droit d’émettre – impossible à assumer pour quiconque prendrait la décision. Il faudrait une gradation des sanctions plus large et différents outils de rétorsion ».
Il serait donc nécessaire de réformer le mécanisme de sanction, en s’inspirant, à titre d’exemple, du modèle du droit de la presse : « en droit de la presse, il existe des mécanismes de sanctions qui obligent les journaux à afficher, si elle a lieu, les motifs de leur condamnation par la justice. C’est d’autant plus désincitatif que la condamnation nuit à l’image de marque du média et impacte à la baisse la vente de ses numéros ».
La seconde, toujours portée par le rédacteur en chef de Streetpress, est d’employer une manière appropriée de parler avec l’extrême droite pour mieux la combattre.
« On ne peut pas faire comme si l’extrême droite n’existait pas, au vu de ses résultats électoraux. Mais il y a des façons de faire. Donner la parole in extenso aux candidats n’est pas forcément très constructif », puisque cela contribue à relayer le message des cadres politiques.
À Streetpress, le choix de la rédaction est tout autre : « Lorsque nous entrons en contact et interrogeons des membres de l’extrême droite, dans le cadre d’enquêtes ou reportages, nous n’optons jamais pour une interview en live ou le format questions-réponses. Leur parole est toujours incluse dans une mise en contexte, où le journaliste analyse à froid les éléments de réponse donnés en vérifiant les informations et recoupant les faits. Ce n’est pas possible dans les cas des live, où le traitement de l’information se fait à chaud, sans possibilité de recul ».
La dernière, évoquée par le conseiller à l’Assemblée nationale François Malaussena sur son thread Twitter, est la question du « déplatformage », c’est à dire le bannissement des réseaux sociaux de personnalités ayant des discours incitant à la haine via l’exemple de Milo Yiannopoulos, un représentant de l’extrême droite américaine en vogue des années 2015 à 2017.
« Entre 2016 et 2019, il [Milo Yiannopoulos] a été ‘déplatformé’ : YouTube, Twitter, Facebook l’ont banni, lui faisant perdre des millions d’abonnés. Il a répliqué en créant ses boucles WhatsApp, Telegram, tout ça. Des gens l’y ont suivi, mais… il est passé de vidéos faisant des millions de vues à 20 000 followers sur Telegram. […] Surtout, sa capacité à toucher et radicaliser de nouveaux publics a été annihilée ».
Cette solution, de loin la plus polémique au regard des implications en matière de liberté d’expression, n’est pas nécessairement partagée par tous. À ce sujet, Mathieu Molard évoque des craintes quant à une plus grande implication d’acteurs privés – puisque les réseaux sociaux sont détenus par des groupes privés – ou public dans la régulation du contenu diffusé sur les réseaux sociaux, et alerte sur le risque de glissement entre contrôle et censure.
Il y a donc urgence à agir pour enrayer la montée alarmante de l’extrême droite. Mais si les pistes existent, encore faut-il souhaiter les mettre en place, ce qui impliquerait d’aller à l’encontre d’intérêts capitalistiques et politiques…