Avec l’air et l’eau, le sable est la ressource naturelle la plus consommée par l’être humain. On ne le soupçonne pas, car il n’apparaît jamais sous sa forme brute dans nos sociétés. Présent partout, dans presque chaque parcelle de l’environnement urbain, dans les moindres recoins de notre vie quotidienne, le sable pourrait pourtant être amené à manquer de plus en plus d’ici quelques dizaines d’années, entraînant avec lui la plupart de nos plages, peu à peu pillées pour affronter la pénurie.
Lorsque nous érigeons de modestes maisons pavillonnaires, de petits immeubles de ville ou des buildings pharaoniques, c’est le sable qui se cache aux deux tiers dans la composition du béton. Quand nous étalons des autoroutes, posons des ponts, élevons les cheminées d’une centrale nucléaire, comment parviendrions-nous à nos fins sans le sable ?
Dans les fuselages des avions, les puces électroniques, les distributeurs, les peintures, les pneus, les lessives, tous les véhicules, dans les miroirs et les milliards de fenêtres, le sable a encore eu un rôle crucial à jouer, au point qu’il serait impossible pour notre civilisation de continuer à se développer sans lui.
Mais d’où vient-il ? D’où tire-t-on les 30 000 tonnes de sable qui serviront à construire ce kilomètre d’autoroute ? Les 12 millions qui permettront d’ouvrir cette centrale nucléaire ? Les 150 millions qui seront utilisées pour cet archipel artificiel ? D’où viennent les 15 milliards de tonnes de sable qui sont englouties chaque année sur terre, dans le silence, comme si de rien n’était ? Et puis le sable, qu’est-ce que le sable ? De quel type de sable parle-t-on ?
Les marchands de sable ne connaissent pas la crise ; en fait, depuis un siècle et demi, ils n’ont rencontré que la croissance. Non seulement le sable est gratuit la plupart du temps, mais il semblait jusqu’au XXIe siècle aussi illimité qu’il est aujourd’hui nécessaire. Or, comme le pétrole ou le gaz, le sable est une ressource que la nature offre en quantités limitées et met des dizaines de milliers d’années à produire. Auparavant, les hommes allaient chercher le sable dans de grandes carrières terrestres ou dans les rivières et les fleuves, il suffisait de forer et d’emporter, mais ces lieux faciles d’accès et bon marché sont épuisés ou protégés depuis longtemps et nous nous sommes désormais tournés principalement vers la mer.
À la recherche de cette denrée unique, des paquebots immenses armés d’aspirateurs surpuissants siphonnent aujourd’hui les fonds marins, véritables mines d’or offertes à ceux qui auront la puissance de frappe exigée. Car chaque bateau, qui coûte des dizaines de millions d’euros et peut drainer des volumes astronomiques de sable par jour, suce tout sur passage, aspire tous les organismes vivants, racle les poissons, les coraux, le plancton, les plantes et les détruit dans ses machines qui dissocient et nettoient le sable en ne laissant rien derrière elles. On n’y pense pas, mais ces navires qui se comptent par milliers portent la mort : ils éliminent le vivant des fonds marins dont toute la chaîne alimentaire des océans dépend, dans le seul but de nourrir notre soif de bâtisseurs. Face à de tels ravages, les carrières à esclaves de l’Antiquité font pâle figure.
Le documentaire de Denis Delestrac, en 2013, mettait en exergue un paradoxe : Dubaï est certainement l’un des plus grands consommateurs de sable au monde (mais loin après la Chine) et dépense des sommes incalculables pour importer cette matière des littoraux australiens ; pourtant, cette ville n’aurait qu’à se servir sur son territoire, car elle est entourée de déserts ! C’est que tous les types de sables ne conviennent pas à la construction. Pour ériger une tour, pour établir une route ou un pont, les grains de sable doivent être anguleux et s’agréger naturellement entre eux, former une pâte compacte, solide, collante, que le sable marin est l’un des seuls à fournir et sans laquelle les immeubles, les ponts et les chaussées s’effondreraient en quelques années.
Or le sable du désert a été roulé pendant des siècles par les vents, ses grains sont ronds, fins et lisses ; c’est devenu en somme une matière inutilisable. C’est pourquoi Dubaï ou Singapour l’importent et pour ce faire, de telles cités-États sont prêtes à tout.
Le sable représente un marché mondial de plus de 70 milliards de dollars par an. Des milliers de sociétés du monde entier se le disputent, avec la bénédiction des États qui savent que plus la matière se raréfie, plus la guerre économique fait rage. Le secteur le plus gourmand est bien entendu le BTP, à toutes les échelles, mais les projets qui battent tous les records de voracité se situent dans le domaine du remblayage et de la création d’îles et de littoraux artificiels, comme Dubaï avec ses archipels créés ex nihilo, Singapour avec son port et son front de mer ou la Chine avec ses aéroports nous en ont donné de tristes exemples.
D’un appétit gargantuesque, ces pays s’associent avec des mafias internationales chargées de tout rafler, même le sable des autres pays, même dans l’illégalité la plus totale. Les réseaux de contrebande sévissent partout dans le monde. On connaît les exemples de l’Asie du Sud-Est, mais c’est bel et bien aussi le cas en Europe et dans les pays occidentaux.
Aucun continent n’échappe à la quête du saint Graal. En Asie, en Afrique, aux États-Unis, sur la côte atlantique ou méditerranéenne, les plages sont partout le théâtre d’un pillage systématique ; même les plus touristiques disparaissent à une vitesse catastrophique.
On estime que presque la moitié du sable vendu sur le marché a été volé aux littoraux et que 75 à 90 % des plages du monde sont déjà en train de reculer, inexorablement. Les îles artificielles de Dubaï s’effondrent déjà. En Floride, de nombreuses plages ont disparu et neuf plages sur dix sont menacées, soit que le sable ait tout bonnement été emporté, soit que l’extraction sous-marine ait provoqué un affaissement progressif du sol (sous l’effet du courant, du vent et de la gravité), ayant fini par emporter à sa suite les couches granulaires des plages. C’est une situation universelle.
En Indonésie, vingt-cinq îles auraient déjà été englouties, rayées de la carte à cause de ce genre de phénomènes, si bien que la plupart des pays asiatiques ont à présent cessé de vendre leur sable et combattent férocement l’extraction illégale. Mais la liste ne fait apparemment que commencer.
En France, le sable et plus largement le BTP ne font l’objet d’aucun plan de sauvegarde et d’aucun programme écologique. Ce sont les grands absents du débat, les points aveugles de nos organisations étatiques et de tous les partis politiques. Certains s’opposent à l’extraction de sable en France, comme ces pêcheurs de Bretagne, mais on connaît bien la toute-puissance du secteur du BTP dans notre République. Même si l’extraction de sable est chez nous très encadrée, nous ne sommes pas à l’abri des pillages ponctuelles ou organisés qui sévissent partout sur la planète.
Les choses vont aller en s’empirant, à mesure que nous entrons dans une première phase de pénurie. Oui, le sable sera certainement bientôt en voie de disparition et pourrait disparaître d’ici la fin du siècle, ou tout du moins les plages. Le sable est une calamité véritablement systémique puisqu’il est impossible de s’en passer sans mettre fin à notre modèle de croissance infinie, aux constructions d’immeubles et d’autoroutes à tour de bras, bref à l’économie et à la consommation actuelles. Pourtant, certains ont d’ores et déjà proposé des solutions innovantes pour le remplacer ; en serons-nous capables ? En aurons-nous les moyens ? Et dans quel but ?