En Franche-Comté, l’agriculture intensive, tournée dans son écrasante majorité vers la production de Comté, est responsable chaque année d’une pollution des rivières dramatique qui provoque l’hécatombe des poissons, insectes, algues et tous les êtres vivants qui en dépendent. Face à ce désastre environnemental qui se répète depuis dix ans, un collectif d’associations se bat pour obtenir la transformation de la filière agricole.
Une hécatombe annuelle
Soudain, en 2010, l’hécatombe a commencé. Comme si une limite invisible venait d’être franchie, les truites et les ombres se sont mis à mourir, les insectes à s’éteindre, sans un bruit, les algues à proliférer dans le fond des bassins. La Loue, cette célèbre rivière qui traverse la Franche-Comté pour se jeter dans le Doubs, a entamé une période critique de son existence : celle de l’asphyxie, du dernier stade de la pollution, du dépérissement.
Son destin n’est pourtant pas isolé. En Franche-Comté, toutes les rivières sont atteintes de ce même mal sournois, insidieux, tous les cours d’eau sont contaminés par un poison inconnu, qui semble se propager de lit en lit à la manière d’une épidémie.
Tous les ans, au début de l’hiver depuis maintenant une décennie révolue, « l’hécatombe recommence », se désole Christian Triboulet, membre du collectif SOS Loue et rivières comtoises, qui fédère une quarantaine d’associations locales.
Ce passionné de milieux aquatiques, vice-président de la Fédération de pêche du Doubs, a assisté dans la plus complète impuissance à ce phénomène qui ne surprend plus personne, mais ne laisse de désespérer.
Aux premières loges, confronté à l’évidence sensorielle — les cours d’eau ont une odeur nauséabonde —, Christian Triboulet figure parmi les premiers Comtois à avoir sonné l’alerte. En vain. Les pouvoirs publics font la sourde oreille, louvoient, les agriculteurs jouent le dos rond, les habitants sont désarmés. C’est l’inertie.
Avec le collectif qu’il anime, Christian Triboulet s’est lancé dans une véritable enquête, une course contre la montre pour sauver ce qui peut encore l’être. Pendant dix longues années, il a cherché à prouver aux élus, aux riverains, à la préfecture qu’il ne pouvait y avoir qu’un responsable : l’agriculture intensive, tournée dans son écrasante majorité vers la production de Comté, le premier fromage AOP de France, dont les 60 000 tonnes annuelles sont expédiées aux quatre coins du monde.
« Au départ, en 2010, l’État et les collectivités locales ont conclu à une pollution multifactorielle, se souvient Christian Triboulet. Pesticides, engrais chimiques, stations d’épuration, traitement du bois en forêt, les causes n’étaient pas hiérarchisées. Ce statu quo arrangeait tout le monde. Il ne fallait surtout pas stigmatiser les producteurs de Comté, l’un des fleurons de la région. »
Pendant ce temps, les poissons continuaient de mourir, la faune de disparaître. Les membres du collectif découvraient des animaux sauvages ayant trépassé après s’être désaltérés dans certaines rivières, s’apercevaient que la température moyenne des cours avait augmenté d’un à deux degrés depuis le début des années 2000, que l’eau était devenue légèrement plus acide, comme les océans.
Mais SOS Loue et rivières comtoises ne baisse pas les bras, se mobilise, publie des témoignages, organise plusieurs manifestations : Ornans en 2010, Goumois en 2011, Jeurre en 2012, Saint-Hippolyte en 2014… Ces rencontres grand public remuent un peu l’opinion du Jura et du Doubs. Au fil du temps, les émotions font leur chemin, la population comtoise commence à se préoccuper.
La responsabilité de l’agriculture intensive
C’est le moment que les associations choisissent pour lancer une pétition, signée par 75 000 personnes. En 2015, ce document est retransmis à Ségolène Royal, ministre de l’Environnement de l’époque, qui détache dans la foulée un expert censé pénétrer les causes du problème et formuler des solutions. Il s’agit d’Éric Vindimian, auteur du rapport « Faire de la Loue un territoire d’excellence environnementale ».
L’idée de l’ingénieur général était simple, de bonne volonté : puisqu’on ne parviendra jamais à savoir qui est responsable des pollutions et dans quelles proportions, mieux vaut que les acteurs de chaque filière travaillent de concert, se rassemblent en un « territoire d’excellence environnementale » (un concept inventé pour l’occasion), qui prendra en compte tous les enjeux de biodiversité, de qualité de l’eau et d’écologie.
« Le rapport Vindimian était très précis, explique Christian Triboulet. Il établissait une liste de propositions concrètes que la préfecture et le département devaient mettre en œuvre, en partenariat avec les filières, dont chacune s’était engagée à respecter son propre cahier des charges. Mais cette initiative met du temps à se réaliser et rien n’a encore été accompli aujourd’hui. »
En 2014, confiant en ses analyses, le collectif avait publié une série de 74 propositions « pour sauver les rivières comtoises », dont douze, à destination de l’agriculture, lui paraissaient prioritaires.
Un exemple : la conversion accélérée des producteurs de Comté vers le biologique, afin d’épargner l’environnement des solutions chimiques tout en restaurant l’image des agriculteurs, de plus en plus pointés du doigt, souvent à raison.
Mais les associations ne sont pas écoutées. Leurs propositions, de bon sens mais peut-être trop ambitieuses, ne sont pas à même de réformer un système qui s’entretient aujourd’hui tout seul.
Les années passent, rien ne change. Il est devenu coutumier de voir chaque hiver des poissons stagner au fond de la vase, décimés. Les champs ne sont plus décorés que par trois ou quatre espèces de fleurs, dont la diversité n’a pas résisté aux fauches répétitives, aux trois ou quatre épandages annuels de lisier et de pesticides, aux plantations inadaptées au biotope comtois. Sans prédateurs, les campagnols se multiplient. Sans haies ni bocages, les oiseaux ne se reproduisent plus.
« Aussitôt après les épandages d’automne, les rivières deviennent noires, témoigne Christian Triboulet. Même l’odeur est plus proche du lisier que de celle d’un cours d’eau en bonne santé. Ce lisier fait pousser les algues dans les rivières et on assiste à des phénomènes d’eutrophisation, la faune aquatique est étouffée. »
En février 2020, enfin une lueur d’espoir : le laboratoire Chrono-environnement publie son étude des rivières. Menée pendant huit ans, elle définit et hiérarchise pour la première fois les causes de la pollution.
Selon les scientifiques, l’intensification récente de la filière agricole constitue l’origine prédominante, avant l’industrie du bois et l’épuration, de la disparition de la moitié des poissons et des trois quarts des insectes en dix ans.
Pour vendre plus de fromages, les fabricants de Comté ont produit plus de lait, c’est-à-dire nourri plus de vaches, qui elles-mêmes ont exigé plus de compléments alimentaires, de médicaments et de fourrages traités, puis rejeté davantage d’urines et d’excréments. Au lieu de se débarrasser une ou deux fois par an du fumier, les exploitants ont triplé les épandages, à des périodes de l’année où la végétation reste inactive : automne, hiver.
« Et dans un territoire karstique, souligne Christian Triboulet, c’est-à-dire des sols poreux, peu profonds, ne retenant pas l’eau, qui s’écoule sans filtrage vers les nappes souterraines, tous ces nitrates, phosphates et autres produits chimiques se sont retrouvés dans les rivières. »
Le bilan est catastrophique, dans tous les cours de Franche-Comté. Durant la dernière décennie, un seuil a été atteint, semblable dans cette petite région française aux « limites planétaires », ces points de basculement à partir desquels tout s’emballe.
« S’il n’y a pas de réaction à la hauteur des enjeux, on court le danger de tout anéantir, prévient Christian Triboulet. Ce n’est pas une question uniquement comtoise, c’est l’humanité entière qui est en jeu. Aujourd’hui, on est proche du néant. » Jusqu’à quand fermera-t-on les yeux ?