Alors qu'en France, l'extrême droite n'a jamais été aussi proche du pouvoir, elle gouverne déjà dans plusieurs pays à l'intérieur comme à l'extérieur des frontières européennes. Des pays désormais structurés par des politiques autoritaires, racistes et nationales, à l'image des positions défendues par le Rassemblement national. Décryptage.
La tentation dangereuse de l’extrême droite
De plus en souvent, et particulièrement depuis le score historique du RN aux dernières élections européennes (31,37%), ressurgit dans les débats l’idée selon laquelle il faudrait « faire l’expérience » de l’extrême droite pour voir si, oui ou non, son accession au pouvoir pourrait impacter la démocratie, les acquis sociaux, les institutions ou les droits humains.
« On a essayé la droite et la gauche, et ça n’a pas marché, autant laisser sa chance au RN », entend-on ainsi ici ou là, alors que, suite à la dissolution de l’Assemblée nationale (AN) le 9 juin dernier par Emmanuel Macron, les élections législatives des 30 juin et 7 juillet prochains pourraient précipiter l’extrême droite jusqu’à Matignon.
Un argumentaire qui, s’il se répand comme une traînée de poudre, prend pourtant l’eau dès qu’on y regarde de plus près. En France, si l’extrême droite n’a pas été à la tête de l’État depuis le gouvernement de Vichy, elle a en revanche accédé au pouvoir ces dernières années dans plusieurs pays européens.
Parmi les vingt-sept États membres de l’Union européenne (UE), deux sont actuellement gouvernés par l’extrême droite : l’Italie de Giorgia Meloni (Fratelli d’Italia), présidente du Conseil des ministres depuis octobre 2022, et la Hongrie de Viktor Orbán (Fidesz), premier Ministre depuis 2010. Dans plusieurs autres pays, comme la Suède ou la Slovaquie, l’extrême droite joue également un rôle croissant quand, ailleurs sur le globe, elle prospère aussi, comme aux États-Unis, en Russie ou en Inde. Et partout, le constat est sans appel : les conséquences sur l’ensemble des pans de la société sont désastreuses.
S’attaquer à l’état de droit
Du nord au sud, de l’est à l’ouest de l’UE, l’extrême droite au pouvoir s’attaque d’abord à l’état de droit et aux contre-pouvoirs. En Hongrie, depuis le retour au pouvoir de Viktor Orbán, l’extrême droite a ainsi mis en place différentes réformes qui ont affaibli la Cour constitutionnelle, chargée de contrôler la conformité des lois avec les règles de l’État de droit.
En Pologne, pays voisin où l’extrême droite est restée au pouvoir de 2015 à décembre dernier, le parti d’extrême droite Droit et justice (PiS) a lui sévèrement érodé la séparation entre pouvoirs exécutif et judiciaire, en modifiant notamment les statuts du Tribunal correctionnel pour en paralyser l’action, ainsi qu’en écartant les juges dérangeants du pays.
Des attaques à l’Etat de droit que l’on retrouve également en Italie, où Giorgia Meloni promeut, entre autres, une réforme constitutionnelle qui prévoit de renforcer le rôle du président du Conseil des ministres, au détriment de celui du président de la République.
En France, ces attaques à l’état de droit trouvent leur écho au sein du Rassemblement national, qui s’en prend historiquement au Conseil constitutionnel, critiquant ce qu’il appelle le « gouvernement des juges ».
« En Pologne, en Hongrie, il y a la même défiance face à ce qui peut contrecarrer la relation directe et exclusive entre le leader et le peuple. C’est un vieux rêve totalitaire », explique à ce titre Denis Salas, magistrat et essayiste, pour Le Monde.
Museler les médias
Des attaques à l’état de droit et aux contre-pouvoirs qui vont de paire avec des attaques répétées envers la liberté de la presse. En Hongrie, une grande majorité des médias est désormais entrée dans la sphère d’influence du gouvernement, tant et si bien que Reporters sans frontières (RSF) qualifie Viktor Orbán de « prédateur de la presse ».
« Après la transformation de l’audiovisuel public en organe de propagande, plusieurs médias privés ont été repris ou réduits au silence, explique l’ONG. Grâce aux manœuvres politico-économiques et au rachat des médias par les oligarques proches du (…) parti au pouvoir, celui-ci contrôle désormais 80 % du paysage médiatique. »
En Italie, la situation n’est pas moins inquiétante. Journalistes et citoyens sont nombreux à décrier la main mise par l’État sur l’audiovisuel public et le secteur de la culture. Les journalistes, comme l’explique RSF, se plaignent d’une tentative de la classe politique d’entraver la libre information en matière judiciaire par une « loi bâillon », qui s’ajoute aux procédures-bâillons courantes dans le pays.
« Dans les États qui ont fait le choix d’amener au pouvoir des régimes autoritaires, la justice est attaquée en premier lieu, et la presse », détaille Kim Reuflet, présidente du Syndicat de la magistrature, auprès de nos confrères de Mediapart.
Des inquiétudes que l’on retrouve en France, alors que le RN, par la voix de Jordan Bardella, vient de confirmer sa volonté de privatiser l’audiovisuel public. Une décision qui permettrait de « faire des économies », argue l’extrême-droite, mais qui ferait surtout peser le risque que l’audiovisuel public tombe aux mains d’acquéreurs privés acquis aux idées de l’extrême-droite, à l’image de Vincent Bolloré qui possède entre autres Canal+, Cnews, ainsi que les radios Europe 1 et RFM.
Des craintes d’autant plus fondées dans un contexte où l’état du paysage médiatique français est déjà plus que problématique, insiste Erwan Lecoeur, sociologue spécialiste de l’extrême-droite, pour La Relève et La Peste : « Bolloré a réussi à modifier entièrement l’imaginaire de la société, lâche-t-il, et ce qui reste de service public audiovisuel est au bord de la faillite. »
Détricoter les droits sociaux
Partout où l’extrême-droite prend le pouvoir, ces attaques à l’état de droit et à la liberté de la presse s’accompagnent de la mise à mal des droits sociaux des citoyens les plus précaires, contrairement aux discours véhiculés par l’extrême-droite, qui se présente volontiers comme un parti politique au service des plus démunis.
En Italie par exemple, le gouvernement de Meloni a annoncé en août 2023 abolir le revenu de citoyenneté, équivalent italien du Revenu de solidarité active (RSA). Une mesure dont bénéficiaient jusqu’alors 1,6 millions de foyers précaires.
Côté hongrois, où Viktor Orbán se réclame d’une « démocratie illibérale », les droits sociaux sont pareillement détricotés. En atteste notamment une loi assouplissant le droit du travail, qui a porté à 400 le nombre d’heures supplémentaires que les employeurs peuvent demander à leurs salariés chaque année.
Des mesures qui s’inscrivent en écho à la politique défendue par le Rassemblement national qui, s’il se présente comme le parti des pauvres et des travailleurs, défend en réalité un programme très libéral, qui « refuse de toucher aux grands patrons, développe Erwan Lecoeur. C’est ce qu’on voit d’ailleurs aussi en Inde, en Hongrie ou en Italie, continue le chercheur, où l’extrême droite a paupérisé une majorité de la population et que de plus en plus de milliardaires se rapprochent du pouvoir. »
Et de renchérir : « l’extrême-droite, c’est d’abord le désengagement de l’État auprès des plus fragiles. Le problème, c’est qu’ils arrivent à leur faire croire que la cause de leur problème ne vient pas d’eux, mais de ceux qui sont encore plus pauvres qu’eux. »
Piétiner les droits humains
Autoritaire autant que mortifère pour les droits des plus précaires, l’exercice du pouvoir par l’extrême droite se caractérise aussi par la mise en place de politiques portant dangereusement atteinte aux droits humains. En Hongrie par exemple, les atteintes aux droits des personnes migrantes sont légion (détention illégale de demandeurs d’asile, criminalisation du franchissement illégal de la frontière…), tout comme en Italie (interdiction de vols humanitaires visant à repérer des situations d’urgence en Méditerranée, négociation d’accords avec des pays tiers pour traiter les demandes d’asile hors du territoire italien et de l’UE…).
Dans l’un comme l’autre de ces deux pays, les droits des femmes et minorités de genre sont également balayés. En avril dernier, le gouvernement de Meloni a ainsi fait adopter une mesure qui permet aux militants anti-avortement d’accéder aux cliniques publiques du pays. En janvier 2023, le ministère de l’Intérieur du gouvernement de Meloni avait par ailleurs ordonné aux maires de ne plus transcrire automatiquement les certificats de naissance d’enfants nés d’une Gestation pour autrui (GPA) à l’étranger.
Côté hongrois, Viktor Orbán a, lui, fait publier un décret qui oblige les femmes à « écouter les battements de cœur du fœtus » avant tout avortement. Des violations des droits des femmes également observées en Pologne, où les conséquences des mesures prises par le parti d’extrême droite Droit et justice (PiS) se sont toujours ressentir. Dans le pays, par exemple, l’accès à l’avortement a été drastiquement réduit – les femmes ne pouvant désormais accéder à l’avortement qu’en cas de viol, d’inceste ou si la vie de la mère est en danger –, tandis que près d’une centaine de localités polonaises ont adopté des résolutions se déclarant « zones sans idéologie LGBT ».
En France, alors que le Rassemblement national compte toujours plus d’électrices, nombreuses sont les associations à pointer du doigt les dangers que représente le parti pour les droits des femmes.
De fait, ces dernières années, le RN s’est opposé à une résolution condamnant la Pologne pour sa politique anti-avortement, s’est opposé ou abstenu sur une proposition de loi visant à renforcer l’accès des femmes aux responsabilités dans la fonction publique, ainsi qu’abstenu, là encore, sur la directive européenne « sur la transparence et l’égalité des rémunérations », qui vise à faire appliquer l’égalité de salaires entre femmes et hommes pour un travail identique ou de même valeur.
« L’extrême-droite arrive au pouvoir par le vote, mais elle ne le rend pas »
Autant d’exemples qui poussent aujourd’hui de nombreux chercheurs, militants et influenceurs à se mobiliser massivement contre l’extrême-droite qui, incarnée par Jordan Bardella, représente aujourd’hui, selon les mots d’Erwan Lecoeur, « le néo-fascisme dans sa plus belle expression actuelle ».
Une mobilisation massive d’autant plus importante, qu’insiste le chercheur, « l’extrême-droite arrive le plus souvent au pouvoir par le vote – Hitler lui même a été élu –, mais par contre, elle ne le rend pas. Une fois au pouvoir, comment voulez-vous combattre un régime qui contrôle les juges et les médias ? » interroge le chercheur.
Une question obsédante, à l’heure où le premier tour des élections législatives n’est plus qu’à une poignée de jour et qu’à gauche, la constitution d’un nouveau Front populaire fait souffler un vent d’espoir.