La défiance des citoyens envers le quatrième pouvoir a atteint un niveau sans précédent dans l’histoire du journalisme. C’est le constat que dressent Matthieu Orphelin, député écologiste de Maine-et-Loire et Paula Forteza, députée des Français d’Amérique latine et des Caraïbes, dans une proposition de loi « relative à l’indépendance des médias », déposée le 8 février à l’Assemblée nationale.
« Au cours des quarante dernières années, écrivent les parlementaires, la diffusion de la presse papier a été divisée par deux, et le chiffre d’affaires du secteur divisé par trois. En cause, notamment, l’évolution du modèle d’affaires des médias traditionnels, fondé en grande partie sur la publicité. »
La migration des revenus publicitaires vers les géants du web, en particulier les GAFAM, a fortement fragilisé les journaux, les radios et les chaînes de télévision qui se sont rabattus sur les subventions publiques et l’actionnariat.
En quelques décennies, la plupart des médias sont ainsi devenus dépendants des groupes industriels – et des milliardaires à leur tête – qui les rachetaient les uns après les autres pour diversifier leurs empires financiers, ou étendre leur influence sur le débat public.
De rachats en prises de participations, de renflouements en acquisitions, la France est peu à peu parvenue à cette situation invraisemblable où « 90 % des quotidiens nationaux […] appartiennent à 10 oligarques » possédant également 55 % des parts d’audience télévisuelles et 40 % des parts radiophoniques quotidiennes de notre pays, d’après un calcul réalisé par le média (indépendant) Basta !.
La concentration à la racine de la défiance
Martin Bouygues aux commandes de TF1, Bernard Arnault propriétaire des Échos et du Parisien, Vincent Bolloré régnant en maître sur le groupe Canal +, Xavier Niel au Monde, Serge Dassault au Figaro, Arnaud Lagardère à Paris Match, Patrick Drahi à Libération et L’Express…
Comment l’indépendance et la crédibilité du quatrième pouvoir pourraient-elles être assurées dans un monde où une poignée d’industriels, d’ailleurs en connivence avec les hommes politiques, ont transformé les journalistes en employés ?
« Cette concentration entre les mains de quelques riches propriétaires alimente, légitimement, la crise de défiance [des citoyens] envers les médias », analysent Matthieu Orphelin et Paula Forteza dans les motifs leur proposition de loi.
Selon le 34e baromètre de la confiance dans les médias publié en janvier 2021, « 60 % des Français considèrent que les journalistes ne sont pas indépendants aux pressions du pouvoir politique et aux intérêts économiques » et 52 % d’entre eux que les journaux de presse écrite ne sont pas des sources fiables, un chiffre s’élevant à « 58 % pour la télévision ».
« La défiance contre les médias est beaucoup plus forte dans notre pays que dans d’autres pays européens », a déclaré le 8 février, à l’occasion d’une conférence de presse, le député Matthieu Orphelin, qui a par ailleurs indiqué que « le corpus législatif sur la liberté de communication date de 1986 et ne semble pas adapté » à la nouvelle situation des différents secteurs médiatiques.
Cinq propositions
Pour rédiger leur proposition de loi, les deux parlementaires se sont inspirés des travaux de l’économiste Julia Cagé et du juriste Benoît Huet, qui dans un récent ouvrage (L’Information est un bien public, 2021) proposent « un nouveau modèle de propriété des médias reposant sur quatre piliers » : une gouvernance démocratique ; un droit d’agrément ; une meilleure transparence ; enfin de nouvelles sources d’investissement dans les rédactions.
Commentant le choix de ces orientations, Paula Forteza a expliqué qu’« il fallait s’assurer que les mesures soient constitutionnelles et respectent la liberté d’entreprendre. Les outils que nous avions à disposition consistaient donc à conditionner les soutiens de l’État à la presse (…) » sur des critères « de démocratisation et de transparence. »
Le texte des députés se décline, lui, en cinq grandes propositions.
La première d’entre elles, le « droit d’agrément », permettrait aux journalistes de s’opposer à une prise de contrôle de leur média par un nouvel actionnaire, à travers « un organe de gouvernance paritaire » composé « pour moitié au moins de salariés » et d’au moins « deux tiers de journalistes ».
Les médias ne respectant pas ces exigences seraient privés de subventions publiques telles que le tarif préférentiel des postes ou les allègements fiscaux.
Seconde proposition : « Le choix du directeur de la rédaction devra échoir à [cet] organe de gouvernance paritaire », qui ne pourra se prononcer qu’à « la majorité de 60 % des votants ».
Pour limiter le versement de dividendes et rediriger les gains vers les rédactions, troisième proposition, « l’octroi des avantages liés à la presse » sera conditionné « à un taux d’investissement minimum de 35 % du chiffre d’affaires de l’entreprise dans les charges de personnel » et à un plafonnement des dividendes à « 30 % des bénéfices réalisés » dans l’année.
Dans le volet transparence, quatrième proposition, les médias seront tenus d’informer leurs lecteurs ou leurs auditeurs lorsqu’un actionnaire détient au moins 5 % de leurs parts, ou « lorsqu’un article traite d’un sujet en lien avec un actionnaire détenant au moins 5 % du capital de l’entreprise éditrice », est-il stipulé dans le texte de loi.
Enfin, Matthieu Orphelin et Paula Forteza suggèrent de remplacer une partie des aides publiques par des « bons pour l’indépendance des médias », qui permettront à chaque Français d’attribuer « une certaine somme d’argent au(x) média(s) de son choix », avec une déduction fiscale.
« La colère est visible »
Ne faisant pas partie du groupe majoritaire de l’Assemblée nationale, les députés ont peu d’espoirs que leur proposition aboutisse à l’adoption d’une nouvelle loi sous ce quinquennat. Tous deux soulignent cependant que leur texte vise avant tout à « interpeller les responsables politiques » et « faire enfin entrer ce sujet dans le débat public ».
Présent à la conférence de presse, le journaliste d’investigation Jean-Baptiste Rivoire, auteur d’un livre sur les liens entre « l’Élysée et les oligarques », a rappelé que le processus de concentration connaissait une soudaine accélération, notamment avec la fusion TF1-M6 ou dans un autre domaine, le rachat du géant Hachette-Livre par Vincent Bolloré, via son groupe Vivendi, déjà propriétaire du second groupe de l’édition française, Éditis, et de plusieurs chaînes de télévision.
« C’est bien beau d’engueuler les citoyens parce qu’ils ne font plus confiance aux journalistes, mais il faudrait peut-être se demander pourquoi, s’est irrité Jean-Baptiste Rivoire. La colère est visible, on se fait lyncher en manif, il faut sortir avec des gardes du corps. Et cette violence se détourne maintenant sur les élus… »
Espérons que ce cri du cœur soit entendu.
Crédit photo couv : Capture d’écran reportage C Dans l’Air