Hier, Emmanuel Macron reconnaissait pour la première fois le terme de « violences policières ». Quelques jours plus tôt, Le Monde rapportait que le Président de la République s’était mis dans une « colère froide » contre Gérald Darmanin à propos de la Loi Sécurité Globale. Le titre de l’article laisse croire à une soudaine prise de conscience quant au contenu liberticide et ultrasécuritaire de cette loi par le chef du gouvernement. Mais les raisons de cette colère étaient toutes autres. « Avoir mis de l’huile sur le feu à des moments-clés, au risque d’exposer M. Macron » et sa stratégie : utiliser les forces de l’ordre pour neutraliser toute entrave à la mise à disposition du territoire français pour les investisseurs internationaux.
Pas de mésentente sur le contenu de la loi entre les deux politiciens donc, mais plutôt un reproche de la part de Macron sur la manière dont Darmanin a communiqué à propos de cette loi. Rappelons qu’ici et là, nous avons analysé comment cette proposition de loi met directement en danger à la fois la liberté d’informer (comme entrave au métier de journaliste) et d’exister (comme déploiement d’un dispositif permanent de surveillance généralisée).
Derrière ce litige portant sur la forme, il est donc essentiel de se rappeler de la gravité de l’enjeu en cours. Un gouvernement auto-proclamé libéral est en train de mettre en place un appareil d’état répressif et autoritaire qui meurtrit les libertés civiles. Comment en est-on arrivé là ?
Pour répondre à cette question, prenons un peu de distance sur le cours actuel des évènements. Commençons par nous intéresser à la Police Française, et à son histoire propre, puisqu’elle est au centre des préoccupations suscitées par le projet de Loi Sécurité Globale. On lui pose cette question : quels changements a subi l’institution au cours de ces dernières années, et en quoi la loi sécurité globale résulte de ces changements ?
La Police Nationale Néolibérale
Si la possibilité d’une nouvelle Police plus humaine car plus compréhensive des dynamiques sociales menant à la criminalité pointait le bout de son nez à la fin des années 90, celle-ci fut soudainement révoquée au début des années 2000.
Au cours du deuxième mandat Chirac (2002-2007), l’Etat change radicalement la mission de la Police, alors que Lionel Jospin (1997-2002) l’avait tout juste vouée à devenir une institution plus préventive que punitive. C’est le nouveau Ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, qui accomplira cette interruption radicale du devenir humaniste qui avait été remis au métier de Policier.
En effet, Nicolas Sarkozy interrompt dès 2003 la Police de Proximité mise en place seulement cinq ans plus tôt, sous prétexte que « la police n’est pas là pour organiser des tournois sportifs, mais pour arrêter des délinquants, [ce ne sont] pas des travailleurs sociaux. ».
La Police est alors redirigée vers ses activités plus « régaliennes » de répression et de punition des franges de la société dites « délinquantes » (grâce à une promotion des vertus de la BAC et à une hausse de ses effectifs). Pour couronner le tout, le gouvernement Chirac se sert d’un nouvel outil pour accomplir la redirection : un répertoire de techniques gestionnaires issues de la mutation du monde privé qui vient tout juste d’avoir lieu (années 70-80).
Ces réformes qui ont permis aux institutions capitalistes de répondre à la crise de 68 et d’en tirer profit viennent d’être adaptées au monde des services publics. C’est le New Public Management, et il est appliqué pour la première fois, en 2004, au corps de la Police Nationale, créant ainsi une nouvelle Police en phase avec l’idéologie du capitalisme financier.
C’est sous le nom de la « Réforme des Corps et des Carrières », ou RCC, qu’a lieu cette transformation de la Police. Selon Adelaïde Bargeau, Docteure en science politique, cette réforme :
« Développe un ‘‘nouveau management de la sécurité’’ en introduisant une ‘‘culture de la performance’’, fondée sur des objectifs et indicateurs chiffrés. […] le texte revendique le projet de faire de la police “l’avant-garde de la modernisation de l’État” et s’appuie sur un ensemble d’impératifs gestionnaires, tels que la “responsabilité” du policier, la définition et l’évaluation de son travail à partir des ‘‘notions d’objectifs et de culture du résultat”. »
Elle fait notamment apparaître une série d’analyses qui dessinent nettement le visage de cette nouvelle police néolibérale et nous permettent de mieux comprendre le rapport de force entretenu avec les autres institutions de l’Etat.
Tout d’abord, et ainsi que nous l’observons dans d’autres secteurs, l’application du New Public Management se traduit d’abord par une baisse des effectifs :
« de 1995 à 2012, les commissaires perdent près de 20 % de leurs effectifs, et les officiers près de 40 %, par le non-renouvellement de fonctionnaires partant à la retraite et par la restriction du nombre de recrutements ».
Ensuite, et en parallèle de cette baisse d’effectifs, a lieu une hausse de la responsabilité remise à chaque Policier pour accomplir les objectifs que lui donnent ses supérieurs. Ainsi, chacun est tenu de réaliser des quotas fixés a priori par sa direction. Cela provoque des effets pervers, que tout habitant de banlieue connaît bien :
« Il est ainsi statistiquement plus ‘‘rentable’’ de constater des infractions à la législation sur les stupéfiants ou sur les étrangers, de sorte que l’activité policière se concentre sur une intensification du contrôle et de la répression de certains groupes sociaux et de délits, “les plus simples et les plus visibles”. ».
Ce système met aussi chaque policier individuel sous la pression directe d’être celui qui porte la responsabilité de faire advenir les objectifs insufflés par le Ministre de l’Intérieur à ses subalternes, remettant ainsi en cause le poste-même de commissaire, qui soutenait traditionnellement cette médiation entre le Ministère et les commissariats.
En retour, le Ministère maintient une compétition permanente entre chaque Policier et entre chaque commissariat pour déterminer celui qui répond le mieux à ses exigences.
« Cette logique est […] sanctionnée par un système de primes individuelles (un policier) et/ou collectives (un service). Les primes concernent tous les niveaux de responsabilité… ».
Il devient alors possible pour un officier de court-circuiter les décisions du commissaire s’il estime que cela pourra lui valoir les faveurs du Ministère.
Aujourd’hui, et depuis 15 ans, la société civile française fait face à une Police dont l’organisation « horizontalisée » permet de mettre en compétition chacun de ses éléments pour qu’ils s’efforcent en chaque instant de trouver les moyens les plus efficaces pour réaliser les directives imposées par le Ministère de l’Intérieur.
Dans ce contexte, les syndicats de Policiers ne sont que les relais de cette logique. Les syndicats de « gauche » ne servent plus qu’à défendre l’intérêt des policiers des moins « efficaces » (au regard des objectifs du Ministère), et les syndicats de « droite » à promouvoir l’intérêt de ceux qui dominent la compétition interne.
C’est ainsi que, dans leurs derniers communiqués tous deux sortis le 9 novembre, le SGPN et l’APN défendent également la loi Sécurité Globale, avec le USGP adoptant une position plus défensive, et l’APN, une position plus offensive à ce sujet.
La loi sécurité globale est apparue dans ce contexte-là. C’est un résultat de cette nouvelle organisation, ce que souligne le journaliste Taha Bouhafs lorsqu’il écrit « cette loi va officialiser, légaliser les pratiques marginales qui ont déjà cours. ». Elle ne fait que rendre légale l’usage des nouveaux moyens dont veulent se saisir les Policiers les plus « compétitifs » pour réaliser les « objectifs » qui leur sont donnés par le Ministère de l’Intérieur.
Ce sont bien les policiers qui demandent de pouvoir utiliser les nouvelles technologies de surveillance et de contrôle ; et ce sont bien eux qui demandent à l’Etat de garantir leur impunité. Mais ils le font sous la pression directe d’un gouvernement qui exige d’eux de réaliser ses directives par tous les moyens qu’ils sont capables de mettre à leur disposition.
En ce sens, la loi sécurité globale représente la légalisation des « innovations » que la Police à mis en pratique ces dernières années, pour mieux répondre aux exigences du Ministère de l’Intérieur.
Président libéral et Police liberticide
Or, qu’a exigé le Ministère de l’Intérieur de la Police ces dernières années ? Qu’est-ce qui, dans la direction prise par le gouvernement, a poussé la police à faire usage de méthodes répressives et liberticides ? Et cela peut-il suffire à expliquer que l’apparition d’une TechnoPolice, d’un appareil d’état cyber-totalitaire ait été accéléré ?
Pour esquisser un début de réponse à ces questions, commençons par définir la direction politique du gouvernement Macron, dit « libéral ». Quel est son fameux « projet », cette « vision révolutionnaire » savamment enrobée d’une opacité conceptuelle bien entretenue depuis le début de sa campagne électorale ?
La « start-up nation », la « financiarisation de la France » ou encore « l’ouverture du pays sur les enjeux de la globalisation » sont des expressions qui en indiquent bien la nature ; mais encore ?
Depuis la dérégulation mondiale de la finance (années 80), les détenteurs de capitaux ont un droit d’autonomie total par rapport aux Etats-Nations où leurs entreprises produisent et échangent. De ce fait, chaque pays se retrouve dans une position où il doit faire ses preuves auprès des grands pouvoirs financiers, afin que ces derniers acheminent leurs investissements vers ces Etat-Nations.
Pour cela, les gouvernements sont obligés de cultiver des « poches d’accumulation » possibles sur leurs territoires… pour séduire des investisseurs internationaux qui sont d’emblée affranchis de tout devoir envers ceux dont ils exploitent pourtant les richesses.
C’est donc à cela que rime le « réalisme » qu’adopte la majorité présidentielle face aux « enjeux de la globalisation ». Il faut mettre en valeur les atouts des travailleurs français pour que le territoire reçoive le plus d’afflux de capitaux possible de la part d’investisseurs irresponsables.
Sinon, il est admis, affirmé, défendu que les citoyens français n’auront plus de moyens pour réaliser leurs projets, ni même, d’ailleurs, pour garantir simplement leur survie. Les jeux du marché international sont cruels et il faut y survivre ; et puis surtout, il n’y a pas d’alternative.
Voilà ce qui a poussé la Police Nationale à faire usage de méthodes répressives et liberticides à l’égard des français. La ligne du Ministère de l’Intérieur depuis trois ans est simple : neutraliser toute résistance et toute entrave à la mise en vitrine des poches d’accumulation disponibles sur le territoire français pour des investisseurs internationaux.
Lorsque les milieux ruraux se soulèvent contre leur perte de pouvoir d’achat (une des conséquences de leur faible « attractivité » sur les marchés financiers), les policiers se mettent donc en compétition pour trouver les meilleurs moyens d’étouffer cette contestation. Usage abusif du LBD, déploiement d’un nombre démesuré de policiers, canons à eau, mise en arrêt de journalistes couvrant les manifestations…
Le mouvement des Gilets Jaunes, symbole de la résistance populaire à la direction néolibérale de Macron, a ainsi servi d’occasion pour la Police Néolibérale de développer ses nouveaux modes d’action.
La machine qui est En Marche exige des policiers de s’armer des meilleures technologies et des méthodes les plus efficaces pour faire taire toute contestation de son modèle néolibéral. On voit alors bien comment la liberté d’investir en France a directement pour coût la répression des libertés individuelles et collectives des français.
Good Cop, Bad Cop : Macron et Darmanin
Revenons-en enfin à cette « colère froide » de Macron à l’égard de son Ministre de l’Intérieur. Au premier regard, elle donne l’illusion que Darmanin serait une force de proposition autoritaire et répressive au sein du gouvernement, tandis que Macron y agirait comme un contrepoids démocratique et humaniste. Pourtant, ce jeu de rôle n’est qu’une incarnation théâtrale de la machine En Marche que nous avons décrite ici.
Comme en témoigne un député LREM dans l’article, ce n’est pas la direction de Darmanin qui dérange Macron :
« Le problème, ce n’est pas sa ligne – Darmanin a été nommé à Beauvau précisément pour muscler la jambe régalienne du président – mais sa gestion chaotique ».
Et comme nous l’avons écrit ailleurs, Darmanin n’est aujourd’hui que la figure qui porte une proposition de loi qui était déjà en gestation sous Castaner, l’un des rapporteurs de la loi sécurité globale.
Darmanin ne fait donc qu’incarner les conséquences concrètes de la direction prise par Macron dès le début de son mandat. Néanmoins Macron peut aujourd’hui déléguer cette « face sombre » de son projet politique à la figure de Darmanin, qui pourra disparaître ou pas une fois la loi passée.
Pendant ce temps-là, Macron conserve son rôle de personnalité ouverte sur l’international, celle du libéral humaniste qui l’a fait élire. Il maintient sa posture séductrice vis-à-vis de l’international, tandis qu’il remet à Darmanin la posture autoritaire tournée contre les formes de contestation intérieure du modèle néolibéral.
Voilà pourquoi le litige entre les deux politiciens ne porte que sur la communication à propos de la Loi Sécurité Globale. La colère d’Emmanuel Macron est provoquée par la façon bruyante et trop explicite qu’a eu Darmanin de communiquer sur ce projet de loi, ce qui a facilité la contestation, et en retour, a rendu la France moins attractive pour ses investisseurs (Ils pourraient être effrayés par ce climat social contestataire !).
Hier soir, les contestations sociales très fortes et le long entretien sur Brut, notamment avec Rémy Buisine, avec le Président de la République l’a acculé à admettre la réalité des violences policières tout en restant sur la défensive et reprochant à cette expression d’être un « slogan politisé ».
Une prestation qui se voulait démocratique mais n’aura pas suffit à convaincre les contestataires de la loi sécurité globale qui maintiennent une demande forte : retirer définitivement l’ensemble du projet de loi. Ce samedi, 80 marches des libertés et des justices sont prévues dans toute la France.
Un article de Boccon-Gibod Pierre.
Pour aller plus loin : relire la tribune dont nous sommes signataires « Cachez ces violences policières que je ne saurais voir » : protégeons la liberté d’informer !