« Une start-up nation est une nation où chacun peut se dire qu’il pourra créer une startup. Je veux que la France en soit une » disait Emmanuel Macron lors de son discours à la « Viva Tech » de Paris peu de temps avant son élection. Depuis, ce thème faisant de la création de start-up l’accomplissement ultime des personnes vivant en France revient quotidiennement. Mais derrière le vocabulaire cool, « l’esprit famille » affiché et les parties de baby-foot, l’envers du décor peut vite révéler une véritable machine à broyer les humains. Plongée au cœur des dérives de l’univers des start-ups.
Les mécanismes du travail en start-up
Mais au fait, une start-up, c’est quoi ? Au début des années 90, c’est le mot qui désigne un lot précis de très jeunes entreprises : les industries informatiques et numériques de la Silicon Valley. Ces dernières, après des tâtonnements expérimentaux, des ambitions libertaires et de premières faillites commerciales finiront pas trouver les bonnes formules (et les bons parrains financiers) pour transformer leurs avancées cognitives et technologiques en gigantesques opportunités commerciales.
Aujourd’hui, le mot, importé en Europe, désigne les jeunes entreprises qui espèrent imiter ce modèle. Pour concocter une start-up, il est toujours question d’une possibilité technologique dont l’intégration projetée aux pratiques courantes promet de réaliser des ventes massives qui généreront, pour leurs propriétaires, de nouvelles sources de profits.
Mais la légèreté frénétique des « jeunes start-upeurs » qui paradent fièrement leurs « idées innovantes et disruptives » devant leurs potentiels « sponsors » ne cesse de contraster avec le quotidien stressant et pesant de ceux qui ont pour tâche concrétiser ces idées.
Une fausse croyance veut que le développement des start-ups repose uniquement sur la volonté de ses fondateurs et sur le dévouement des équipes à l’accomplissement du projet. En fait, ce développement repose aussi, et en grande partie, sur les fonds financiers que fournissent des investisseurs en « capital-risque », les « business angels ».
Ces derniers placent leurs capitaux entre les mains d’organismes qui ont pour rôle de choisir s’ils font confiance ou non au potentiel marchand d’une idée. Si tel est le cas, alors une partie des capitaux réunis sont investis dans le projet, afin de lui donner les moyens de passer du prototype à la grande production, et de la grande production à la distribution massive.
Cette organisation financière, où de grands fonds d’investissement sont rendus « disponibles » à des fondateurs/fondatrices et à leurs équipes, ajoute à la pression de réaliser ce qui est seulement possible en début de projet, la pression de transformer cette simple possibilité en carton commercial. Ces deux exigences pèsent continuellement sur les travailleurs en question, et ont par leur combinaison des effets pervers.
D’un côté, les employés sont encouragés à se dévouer corps et âme a un projet qui a du sens. On leur demande de conjuguer comme ils le souhaitent toutes leurs capacités, tant que celles-ci contribuent à réaliser la vision du ou des fondateur(s)/fondatrice(s). Le plus souvent, ce dévouement paraît justifié aux yeux même des employés qui voient dans le projet une aventure sensée.
Faisant face aux imprévus et aux rebondissements, les employés sont les héros d’une aventure. Ce sont eux qui surmontent les obstacles, mettent leurs capacités propres à l’épreuve et organisent leurs actions pour que la vision de la start-up prenne vie.
Pourtant, de l’autre côté, dans l’angle mort de ce « rêve-à-réaliser », ce dévouement total est également mobilisé pour garantir le passage de la première réalisation à la production en série, et de la production en série à la génération régulière de profits pour les investisseurs. Les employés découvrent alors que l’on attend d’eux d’engager toute leur personne pour qu’en fin de course, les actionnaires de l’entreprise-projet puissent s’enrichir.
Non seulement cette finalité ultime se réalise le plus souvent au détriment du sens initial du projet, mais elle demande aussi que la sécurité matérielle et financière des employés puisse être sacrifiée pour elle.
Par exemple, il est courant que la start-up soit « dégraissée » lorsque le fondateur la revend à un grand groupe qui cherche à en optimiser la profitabilité ; beaucoup d’employés sont alors licenciés, tandis que les postes mis en place jusque-là sont repensés et remplacés selon les nouvelles priorités de rentabilisation du grand groupe.
Bref, ce qui aime se présenter comme une manière de travailler idyllique, alternative et libérée du sérieux administratif et des hiérarchies statutaires qui font les emplois « classiques » (mis en opposition avec le « management horizontal », l’« entreprise libérée » et la présence de baby-foot au bureau…) se révèle finalement n’être que le pendant « créatif » et « innovant » d’une exploitation salariale très classique. Des détenteurs de capitaux paient des personnes pour qu’elles créent de nouvelles façons de générer de la plus-value sur les marchés… et s’approprient d’avance l’intégralité de cette plus-value à venir.
Par le passé, des barrières légales ont été érigées pour protéger les droits des exploités et délimiter ceux des exploitants : c’est l’objet du droit du travail. Dans le monde des start-ups, néanmoins, ces barrières légales sont négligées et/ou rejetées sous le prétexte qu’elles appartiennent au fonctionnement de « l’ancien monde ». Les « nouveaux » salariés se retrouvent alors sans défense contre leurs « nouveaux » patrons. A partir de là, il ne peut que s’agir de constituer un « nouveau » droit du travail approprié à ces nouvelles conditions de travail. Seuls ceux que cette exploitation spécifique malmène sont aujourd’hui en mesure de les réclamer.
L’anti-syndicalisme de la culture start-up
Le défi est de taille, car le monde des start-ups s’est construit avec des méthodes visant à contrer la pertinence même de se mobiliser entre travailleurs pour défendre ses droits. Dans leur Nouvel Esprit du Capitalisme, Luc Boltanski et Eve Chiappello rappellent qu’à la fin des années 70, le CNPF (ancien Medef) et ses contreparties internationales promeuvent auprès de leurs membres une stratégie pour contrer les effets de la représentation syndicale dans leurs entreprises.
Cette stratégie s’appelle en France la « gestion concurrentielle du progrès social ». Il s’agit de faire entrer les entreprises en concurrence avec les syndicaux dans l’effort de répondre aux revendications des employés. A partir de ce moment-là, les syndicats sont « doublés par la gauche » par les entreprises qui se servent de nouvelles techniques de management prétendant apporter des solutions directes et concrètes aux revendications sociales de leurs employés.
Dans cet esprit, les corps syndicaux (qui avaient la fonction historique de porter et de défendre les droits des travailleurs) deviennent une institution désuète : les nouvelles entreprises savent ce que veulent leurs employés et font tout pour mettre en place des réponses (rentables) à ces désirs.
Cinquante ans plus tard, nous connaissons l’efficacité redoutable de cette stratégie. Elle a notamment pour caractéristique d’isoler les problèmes des employés (ce qui évite l’union autour de problèmes commun), d’apporter des réponses individualisées (primes, promotions, licenciements indemnisés…), ou encore de tamponner le mécontentement quotidien des employés (rôle des Ressources Humaines, des « Happiness Manager » ou des communicants internes).
Les start-ups reposent donc aujourd’hui encore sur cette stratégie de « gestion concurrentielle du progrès social ». C’est ce dont témoigne cette profession de foi, datée de 2017, en faveur de la start-up nation trouvée sur le site de Challenges.
L’auteur célèbre « le nouveau visage du capitalisme français [qui] réalis[e] la convergence entre la dynamique émancipatrice chère à la gauche, et l’attachement à l’économie de marché chère à la droite. »
On y retrouve d’ailleurs les autres aspects de ce qui vient d’être dit : la prise en charge personnelle de chaque problème (sans compter sur les autres), l’effacement des rapports de pouvoir internes aux entreprises (« horizontalité » masquant l’inégale répartition des droits, des tâches et des moyens en son sein), et le mépris des organismes externes qui prétendent réguler ces rapports de pouvoir (anti-syndicalisme).
Autant d’éléments qui compliquent aujourd’hui la mobilisation autour de revendications défendant les droits et/ou la dignité des salariés. S’unir pour les faire valoir est, dans ce milieu-là, un tabou dont la transgression peut valoir du chantage émotionnel, des reproches, des mutations stratégiques ou même des licenciements abusifs.
De la protestation isolée à l’organisation revendicative.
Il reste que ce type d’organisation génère des souffrances et des maltraitances toutes particulières, dont la systématicité ne s’arrêtera pas sans de telles mobilisations. Pour en parler clairement, se mettre d’accord sur ce qui les caractérise précisément et, à terme, revendiquer l’encadrement légal contre ce type d’abus, le tabou doit donc être brisé.
Dans cet effort, les films (« Sorry To Bother You », 2018), jeux (« Going Under », 2020) ou bandes dessinées (« Bienvenue dans le nouveau monde », 2017) qui mettent en scène ce monde et permettent d’éprouver ses abus jouent un rôle crucial. Leur existence permet de faire une place, dans les représentations communes, aux maux spécifiques qui se jouent dans les start-ups du monde entier.
Mais plus important encore, c’est un nouvel usage des réseaux sociaux, comme plateforme permettant de partager ses expériences d’abus, qui permet aujourd’hui de briser le tabou. En France, c’est par exemple le rôle de la page « Balance ta Startup » (BTS) sur Instagram – nous avons contacté sa fondatrice pour La Relève et La Peste.
Souhaitant rester anonyme, celle-ci a fait l’épreuve, lors de son parcours professionnel, d’un licenciement abusif par une start-up. Elle s’est alors inspirée de la page « Balance Ton Agency » (BTA) centrée sur les agences publicitaires pour recenser d’autres expériences, d’autres témoignages d’abus cette fois-ci dans le cadre de start-ups.
« Dans les témoignages, on retrouve beaucoup de pressions, de chantage affectif, d’harcèlement moral. C’est un monde très vicieux. On te fait toujours croire que tu as beaucoup de chance de travailler avec eux, et en dehors des heures de travail, on demande beaucoup des employés. C’est dur à prouver, et parfois les personnes n’ont même pas conscience que ces pratiques sont problématiques. Je reçois énormément de messages de personnes qui me remercient de partager ces témoignages. Cela leur permet de se dire ‘‘ce n’est pas moi le problème, je ne suis pas le seul’’. »
Un des problèmes caractéristiques qu’elle recueille, ce sont les pressions, les violences et les burn-out qui se multiplient lorsque la boîte se transforme en industrie de production massive.
Parmi les start-ups françaises épinglées par son compte Instagram : Doctolib, Lydia, My Jolie Candle, Lou Yetu, Meero, Side, Qapa, Chefing, Swile, Stella & Suzie, YesWeGreen, Le Bonbon, Iziwork, Tiller…
Cette phase est celle du « scale-up » : expression anglaise pour désigner le passage à une échelle supérieure. Lors de ces phases, nous explique la fondatrice, les petits managers qui géraient 15 personnes jusque-là se retrouvent soudainement à en gérer 30, 50, 70 et les rapports se dégradent instantanément.
Globalement, tous les aspects de la petite start-up deviennent inadaptés au changement d’échelle, créant des tensions, frustrations et indécences qui à leur tour favorisent les phénomènes d’harcèlement et d’abus du droit du travail. C’est le grand paradoxe qu’elle met en évidence : « les start-ups qui se font le plus épinglées, ce sont celles qui marchent le mieux ! ».
Face à certains de ces témoignages, et d’autres venus de « Balance Ton Agency », l’avocate Elise Fabing s’engage pour mieux faire connaître les droits des salariés et mettre en place les conditions de leur respect.
C’est que les clients de son cabinet sont majoritairement des victimes d’harcèlement et de violences au travail, ainsi que de simples transgressions de leurs droits en tant qu’employés – les plateformes comme BTA ou BTS permettent justement de libérer la parole sur ces questions.
Contactée par La Relève et La Peste, l’avocate souligne l’importance de telles prises de conscience collective. Pour son métier, elle se doit de penser d’abord à l’intérêt de son client – lorsque l’entreprise propose de payer ce dernier pour éviter un passage devant le tribunal, l’avocate ne peut que préconiser cette voie. Mais en voyant les cas s’enchaîner, elle constate que le phénomène est systémique.
« Dans 85% des cas [chiffre de son cabinet], l’entreprise fait un chèque contre une obligation de confidentialité et c’est terminé. On ne va au procès que dans 15% des cas. Du coup, les procès s’enchaînent, les mêmes managers abusifs reviennent, et à chaque fois l’entreprise paie le chèque ! »
Or, sans un cadre légal permettant de traiter de ce mode de travail spécifique, son travail reste limité :
« Aujourd’hui, pour traiter d’un cas d’abus en start-up, il n’y a que deux éléments sur lesquels nous construisons nos cas : l’obligation des entreprises de surveiller la santé de ses salariés, et la jurisprudence qui existe sur des cas comparables. Mais la jurisprudence, pour être avec les salariés, doit être à chaque fois investie, occupée et interprétée dans leur sens. »
En effet, aucun texte de loi ne problématise le harcèlement moral, affectif et sexuel qui peut se jouer dans le cadre de petites entreprises à haut potentiel financier. Or, comme nous l’explique l’avocate :
« Dans le monde des start-ups, il n’y a pas de barrières entre la vie professionnelle et personnelle. Les employés peuvent rapidement devenir les amis, amants, parfois parrains/marraines des enfants du fondateur. Pourtant, le rapport entre fondateur et salariés n’est pas égal. Alors, lorsque le milieu professionnel devient opprimant, par les injonctions du fondateur, la vie personnelle aussi le devient – ça, ça peut s’apparenter à du harcèlement moral. »
Combiné à l’absence de culture syndicale chez ces employés (souvent cadres), ces abus professionnels de la personne restent le plus souvent sous silence. De plus, le « culte de la performance » qui enveloppe ces relations les invite à vivre ces difficultés comme des échecs personnels là où, comme nous l’avons vu, il s’agit plus souvent d’effets de structure capitaliste.
C’est-à-dire que le cadre n’est pas viré parce qu’il est mauvais, mais parce que le fondateur fait des économies de main-d’œuvre pour pouvoir rentabiliser au plus vite afin de tenir sa part du contrat avec les investisseurs.
Aujourd’hui, en France, la constitution de nouveaux organismes, de nouvelles formes de mobilisations syndicales capables de répondre frontalement aux abus qu’implique cette nouvelle forme de travail fait défaut.
Des plateformes comme Balance Ton Agency, Balance Ta Startup ou Neurchi de Flex permettent de connecter et de voir concorder les diverses expériences de salariés. Des avocates comme Elise Fabing souhaitent participer à la construction de ces nouvelles formes de droit du travail servant l’intérêt des salariés.
Enfin, des syndicats comme celui récemment crée dans la start-up « Kickstarter » ouvrent la perspective de pouvoir unir les revendications des cadres à ceux des opérateurs de production, autour de leur commune surexploitation au nom du devoir de rentabiliser le capital.
Mais en France, les start-ups sont encore vues (au travers de la lunette présidentielle) comme l’accomplissement ultime de la liberté de chacun, et la culture syndicale française peine à accorder aux cadres travaillant en start-up le temps de problématiser leurs préoccupations collectives.
Dans ce contexte, l’innovation la plus disruptive dans la « start-up nation » reviendra à celles et ceux qui s’uniront pour défendre les intérêts des réalisateurs de projets contre les intérêts des seuls fondateurs (concepteurs), et de leurs soutiens financiers (profiteurs).