Alors que les États membres de l’Union européenne se sont accordés, fin septembre, pour abaisser le statut de protection du loup, dans l’optique d’augmenter les quotas d’abattage, nous nous sommes rendus dans le parc national des Abruzzes, en Italie. Dans ce lieu, situé à 150 kilomètres de Rome, la chasse est prohibée et les éleveurs coexistent avec le grand prédateur.
Aux Abruzzes, les éleveurs vivent avec les loups
Peluches, porte-clés, tasses à l’effigie du grand prédateur, buvettes et restaurants arborant un logo au museau pointu et aux oreilles dressées… Dans le parc national des Abruzzes – situé au centre Est de l’Italie et s’étendant sur 50 000 hectares sur les régions du Latium, de Molise et des Abruzzes -, le loup n’est non seulement pas craint, mais il est érigé en bénédiction économique.
Chaque année, plus de deux millions de touristes s’y rendent pour tenter d’observer la cinquantaine de loups sauvages, répartis dans huit meutes, ainsi que les soixante ours marsicains du parc. Ces derniers sont devenus une véritable attraction touristique.
Créé en 1922 à l’initiative de l’ingénieur Erminio Sipari, l’objectif premier du lieu était de préserver les chamois des Abruzzes. Progressivement, alors que la chasse se prohibe dans le parc à la moitié des années 1970, les prédateurs – parmi lesquels aigles, renards et loups, autrefois considérés comme “nuisibles” -, commencent à repeupler ces paysages apennins. Cerfs et chevreuils, disparus au début du siècle du fait de la chasse, sont réintroduits à la même période, fournissant ainsi des proies aux grands prédateurs.
Afin que le retour du Canis Lupus Italicus, la sous-espèce de loup présente dans les Abruzzes, soit accepté par les habitants et éleveurs, les autorités locales ont misé sur deux aspects : l’éducation et l’indemnisation.
Dans les années 1970, l’opération “San Francesco” (du nom de Saint François d’Assise) a permis l’ouverture d’un musée du loup dans le village de Civitella Alfedena. À cette même période, un système d’indemnisation, destiné aux éleveurs en cas de prédation, a été mis en place. Depuis 2021, le budget annuel s’élève, en moyenne, à 180 000 euros.
En 2024, le parc a déboursé 126 730 euros, 199 019 euros en 2023 et 222 692 euros en 2022. À titre d’exemple, comptez à peu près 150 euros pour un mouton tué par un loup. Cette somme couvre les quelques 400 attaques annuelles qui ont lieu dans le parc et dans sa zone tampon, soit 130 000 hectares. Si l’indemnisation permet aux éleveurs de continuer plus sereinement leurs activités, ce n’est pas l’unique solution comme l’explique Roberta Lantini, biologiste responsable du bureau de la faune sauvage du parc, à La Relève et La Peste :
« Le comportement du loup est influencé par celui de l’homme. Il faut avant tout utiliser des systèmes de prévention pour limiter les dommages, c’est-à-dire installer des barrières électriques, utiliser des chiens pour surveiller les troupeaux jour et nuit, ne pas laisser de viande ou de carcasses à côté des enclos… »
« Nous n’avons jamais vu le loup comme un problème »
Car le maître-mot, dès lors qu’il s’agit de protéger les troupeaux des loups : c’est la prévention. Italia Romano et Pietro d’Annessa, jeune couple d’éleveurs de chèvres maltaises installé à Barrea, un petit village du parc, le savent bien. Pour protéger leurs 230 bêtes, ils ont misé sur une « arme » très spéciale : les Pastore Abruzzese, également appelés bergers de Maremme et Abruzzes. Ces chiens blancs d’origine italienne, semblables à des patous, peuvent peser jusqu’à 50 kilos et ont toujours été utilisés pour protéger les troupeaux.
Parallèlement à l’opération “San Francesco”, un projet nommé “Arma bianca” a vu le jour. Il s’agissait de valoriser génétiquement ces chiens et d’en livrer aux bergers. Une méthode traditionnelle et efficace : en trois ans d’installation, Italia et Pietro ne déplorent aucune perte dans leurs rangs.
« Nous avons dix Pastore Abruzzese pour protéger le troupeau. Il n’y a pas besoin de les entraîner, c’est dans leur nature. Lorsqu’on se rend au pâturage, il en y a toujours deux en tête, trois au centre et les femelles qui ferment la marche », explique Pietro à La Relève et La Peste.
Par mesure de précaution, les chiens d’Italia et de Pietro sont également équipés d’un collier spécial en métal en cas d’attaques.
Lorsqu’on lui demande ce qu’elle pense du “retour” du loup – qui n’a en réalité jamais disparu dans les Abruzzes bien que la population ait drastiquement diminué jusqu’en 1975 -, Italia est catégorique.
« Nous n’avons jamais vu le loup comme un problème, nous sommes habitués à sa présence. C’est même parfois un allié car il mange les faons. Le nombre de cerfs a explosé dans le parc. Or, ces derniers mangent l’herbe que nous semons. Le loup permet de réguler les populations. »
Mais les chiens et les barrières ne sont pas les seuls remparts aux attaques, ce qui dissuade le grand prédateur d’approcher, c’est avant tout l’homme.
« En nous installant ici, notre intention était de ramener un peu de pastoralisme dans mon village d’origine. Le chien c’est bien, mais l’équipe berger – chien est ce qu’il y a de plus efficace », explique Pietro à La Relève et La Peste. « Par exemple, hier, lorsque j’ai fait paître les chèvres, il y avait du brouillard. C’est une situation propice aux attaques car le troupeau, qui n’y voit rien et peut se disperser. C’est pour cela que le berger est essentiel », poursuit-il. Le pastoralisme traditionnel requiert, en effet, la présence constante de l’éleveur.
En été, Italia et Pietro travaillent avec leurs animaux de 6h à 22h30. Une vigilance qui se poursuit la nuit. De la main, Italia désigne une caravane installée à quelques mètres seulement de l’étable : « C’est ici que nous avons dormi durant deux ans, de peur de laisser les animaux seuls ».
Toutefois, ce type d’élevage traditionnel, avec un nombre restreint de bêtes, fait figure d’exception. Y compris dans les Abruzzes. Alessandro Tamburo, qui élève seul 200 moutons et 190 vaches à Barrea, ne peut naturellement pas avoir un œil sur tous ses animaux à la fois. Sur son téléphone portable, il nous montre une carte sur laquelle s’affichent des petits points colorés en mouvement. Ce sont les coordonnées GPS, en temps réel, de certaines de ses vaches, équipées d’un collier spécial.
Côté bovins, nulle crainte du loup : « J’élève des limousines qui viennent de France. C’est une race rustique et agressive : elles savent se défendre contre les loups », explique-t-il pour La Relève et La Peste. En revanche, côté ovins, le bilan est plus contrasté. Cette année, le quinquagénaire a perdu huit moutons en dépit de la protection de ses treize chiens. Ces pertes n’ont pas toutes été suivies de compensation car, pour qu’il y ait indemnisation, il faut retrouver la carcasse, ce qui n’est pas toujours aisé.
« Si vous tuez des loups, ils vont revenir. C’est sans fin »
Si le parc national des Abruzzes est connu pour son modèle de coexistence entre les éleveurs et les grands prédateurs, notamment mis en lumière par Jean-Michel Bertrand dans son documentaire Vivre avec les loups (2024), la protection est pourtant la même à l’échelle nationale. Au pays de Rémus et Romulus, l’abattage des loups est strictement interdit. En 1971 et 1976, deux décrets ministériels – respectivement nommés Natali et Marcora – ont interdit la chasse et permis une protection juridique complète du loup.
Pourtant, l’Italie – à l’instar d’autres pays membres de l’Union européenne -, a voté pour la proposition de la Commission européenne visant à abaisser le statut de protection des loups en Europe. Si la Convention de Berne valide, en décembre prochain, l’abaissement de « protection stricte » à « protection simple », l’élimination des loups via des quotas de chasse pourrait être facilitée.
Modifier la législation – notamment la directive européenne « Habitat » qui garantit depuis 1992 cette « protection stricte » -, pourrait, certes, prendre du temps, mais cette augmentation des quotas n’est pas une solution pérenne selon Luigi Boitani, professeur de zoologie à l’université de la Sapienza de Rome et président du groupe d’experts européen Large Carnivore Initiative for Europe (LCIE).
« Si vous tuez des loups, ils vont revenir, se reproduire et il y aura encore plus de dommages. C’est sans fin. Je ne suis pas opposé au fait de tuer quelques loups dans des circonstances très spéciales, mais la première mesure à mettre en place, c’est la prévention », tranche pour La Relève et La Peste le spécialiste qui considère cet abaissement du statut de protection comme une mesure éloignée de la science et purement « politique ».
Alors, comment coexister avec les quelques 23 000 loups qui peuplent actuellement les territoires européens ? Les États devraient-ils se calquer sur le modèle abruzzais ? Là encore, ce n’est pas aussi simple avance Luigi Boitani pour La Relève et La Peste :
« Vous ne pouvez pas appliquer dans un pays les politiques et techniques utilisées ailleurs, car chaque région a ses caractéristiques écologiques, sociales, économiques et institutionnelles propres. »
Entre la France qui a vu les loups disparaître dans les années 1920 et revenir dans les années 2000 – soit trois générations plus tard -, et l’Italie dont la population lupine a, certes, baissé mais ne s’est jamais éteinte, les différences de mentalités sont grandes. Sans compter l’évolution de l’industrie de l’élevage.
« Le pastoralisme et les bergers possédant 100 ou 200 moutons c’est fini. Aujourd’hui, certains troupeaux atteignent les 3 000 bêtes. Il n’y a aucun moyen de défendre autant d’animaux », note le professeur pour La Relève et La Peste.
Il existe pourtant des solutions pour coexister avec le loup, Luigi Boitani préconise notamment une planification à l’échelle des populations.
« La question du loup ne peut pas être gérée à un niveau local car ces derniers peuvent parcourir de longues distances. À titre d’exemple, l’an dernier, un loup équipé d’un collier GPS a été tué en Hongrie alors qu’il venait du sud de la Suisse. Il a donc parcouru près de 2 000 kilomètres ! »
Pour s’adapter aux répartitions des meutes, il faudrait une collaboration transfrontalière.
« Si vous avez des loups à la frontière italienne et française, vous ne pouvez pas avoir deux politiques différentes entre un pays qui protège totalement et l’autre qui les tue, ça ne fait pas de sens. Par exemple, concernant les Alpes, l’Italie, la France et la Suisse devraient se concerter. Mais ils ne feront jamais en raison de la fierté nationale… », déplore Luigi Boitani auprès de La Relève et La Peste.
Du côté des spécialistes, Luigi Boitani et Roberta Lantini partagent le même constat : « La présence du loup signifie que l’écosystème est sain. Le problème, ce ne sont pas les dommages, mais bien l’homme qui croit être au centre de l’environnement ».
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