Le crédit social chinois débarque en Europe. Peu de temps après Rome, la commune de Bologne, en Italie, a annoncé qu’elle allait mettre en place un système de points numériques qui récompenseront les citoyens pour leurs bonnes actions, rapporte le Corriere di Bologna.
C’est à l’occasion d’une conférence de presse donnée le 29 mars que le maire de la Ville aux deux Tours, Matteo Lepore et son délégué au numérique, Massimo Bugani ont présenté les grandes lignes de leur projet de « Portefeuille du citoyen vertueux », dont le mécanisme devrait être similaire à celui « des cartes de fidélité des supermarchés ».
« Le citoyen sera récompensé s’il trie ses déchets, utilise les moyens de transport publics, économise l’énergie, ne reçoit pas d’amende de la mairie ou s’il est actif avec sa carte Culture », a détaillé Massimo Bugani, qui a aussi travaillé à l’élaboration de la plate-forme « pilote » romaine, désormais en phase d’expérimentation.
Sur une application personnalisée, les comportements vertueux des Bolonais pourront être convertis en « points », dont un certain nombre ouvrira l’accès à des « remises Tper ou Hera » – les entreprises régionales de transport et de gestion des déchets –, ou à des « activités culturelles » gratuites. La liste précise de ces « prix » serait en cours de définition.
L’expérimentation du portefeuille citoyen aura lieu « après l’été » 2022. « Évidemment, personne ne sera contraint d’y participer », a ajouté Massimo Bugani, qui veut croire que les Bolonais « seront très nombreux à adhérer » à son projet. Rien n’est dit sur la manière dont les citoyens seront évalués.
Dystopie dans l’empire du Milieu
En Chine, le fameux « système de crédit social » (SCS) est expérimenté dans des dizaines de villes depuis 2014.
Il s’agit, en résumé, d’un vaste instrument de notation des citoyens, des entreprises et des organisations se fondant sur une multitude de données comme le respect du code de la route, l’activité sur les réseaux sociaux, le comportement civique (par exemple dans les transports en commun), la solvabilité bancaire ou encore la fiabilité d’un usager de services publics ou commerciaux.
Associés, sur une plate-forme, à l’identité réelle d’une personne physique ou morale – sorte de certificat numérique, comportant cependant bien plus d’informations qu’un passeport normal –, tous ces critères permettent au gouvernement chinois d’attribuer une note aux individus, sur laquelle seront conditionnés certains de leurs droits.
Si une personne ne rembourse pas correctement ses dettes, traverse au mauvais moment un passage piéton, insulte une guichetière ou tient des propos impolis ou trop « politiques » sur son compte Facebook, sa note générale baisse. En dessous d’un seuil défini, il ne peut plus postuler à certains emplois, prendre le train ou l’avion, jouir de certains services publics, obtenir un prêt ou des allègements fiscaux, etc.
Les entreprises, elles, peuvent recevoir des amendes, subir des désavantages liés à l’attribution des licences ou des marchés publics, ou être frappées par des audits et des inspections surprises, entre autres.
Des banques aux plates-formes d’achat et de livraison, de la police aux réseaux sociaux, la société entière est mise au service de cette immense collecte d’informations.
Des observateurs estiment par ailleurs que le casier virtuel chinois, que la plupart des gens peuvent consulter, pourrait être élargi aux comportements alimentaires (l’individu est-il obèse, fumeur, drogué ?), aux évaluations morales des supérieurs (est-il altruiste, sociable ?) et même à celles de la famille (s’occupe-t-il de ses parents ?).
Bons et mauvais citoyens
Pour l’instant, note Le Monde, le crédit social chinois est encore « une chimère », mais une chimère « avec de vraies griffes » : imaginé « pour répondre aux difficultés de faire appliquer les lois et les décisions de justice », c’est-à-dire pour inciter les citoyens à changer leurs comportements, ce solutionnisme technologique instaure, de fait, « une gouvernance automatisée aux dépens des checks and balances (« freins et contrepoids ») des démocraties ».
En Europe, le modèle chinois, surveillé de près, commence à inspirer les hommes politiques et les institutions. Comme le montrent les exemples récents de Rome et Bologne, la tentation est de plus en plus grande de se servir du numérique à des fins incitatives.
En juin 2021, souligne en ce sens le journal Nexus, la Commission européenne a fait savoir qu’elle planchait sur « un cadre pour une identité numérique européenne qui sera[it] disponible pour tous les citoyens, résidents et entreprises de l’UE ». À l’heure actuelle, les technologies de « portefeuille numérique » sont prêtes et n’attendent qu’à être employées par les pouvoirs publics.
Or, une fois ces « digital wallets » créés, il ne manquera qu’un pas pour les associer à des systèmes de récompenses identiques à ceux de Rome et de Bologne – et pourquoi pas, dans un avenir guère plus lointain, à des pénalités pour les « mauvais » citoyens.