Bardés de diplômes, sortis des plus grandes écoles, ils sont nombreux à se tourner ensuite vers un métier manuel. Une tendance à la rupture qui traduit un malaise général face au travail chez les jeunes diplômés, qui peinent à trouver du sens à leur quotidien.
Vers les métiers manuels
Suite à un appel à témoignages du Monde, de nombreux jeunes diplômés ont décrit au journal leur reconversion professionnelle, issue d’un dégoût de leur premier métier, souvent ressenti comme dépourvu de sens. Ils sont ainsi des milliers chaque année à mettre leur diplôme de grande école au placard pour se tourner vers un métier manuel. Souvent guidés par une passion d’enfance, mise de côté pour les études, ils espèrent trouver plus de gratification dans une condition plus simple.
Comme Adrien, qui après l’ESCP Europe, s’est inscrit en CAP maroquinerie, ou Augustin, 26 ans, en formation de boucher après son école de commerce grenobloise, ce sont 14 % des jeunes diplômés de niveau bac+5 ou plus qui décident de changer radicalement d’orientation dans les deux années suivant leur diplôme (chiffre collecté par l’Association pour l’emploi des cadres). Au carrefour de tous ces parcours, « le dénominateur commun est la déception », énonce Pierre Lamblin, directeur du département d’études de l’APEC.
Derrière ces décisions, il y a en effet une désillusion caractéristique de cette génération : le sentiment de « ne pas se sentir à sa place » dans un grand groupe, le ras-le-bol face à un « patron tyrannique » ou un « travail qui n’a aucun sens » d’un côté, l’envie de « faire quelque chose, créer un produit de bout en bout » de l’autre.
« Bullshit jobs » et orientation trop rapide
Souvent, la cause est double. D’un côté, l’insatisfaction au travail vient d’un manque d’engagement dans des tâches répétitives, sans raison ni effet apparents, un refus de la hiérarchie et de la pression au travail, ou le sentiment de ne pas contribuer à la création d’un monde meilleur. Cette impression de faire un « bullshit job », qu’on appelle « brown-out » (par analogie avec ses cousins le burn-out ou le bore-out) est aujourd’hui généralisée : selon une étude Ipsos, 70 % des 18-35 ans ne se reconnaissent pas dans ce qu’ils font.
Cet état de fait entre violemment en collision avec les aspirations intellectuelles entretenues par les étudiants lors de leurs études : poussés à être les meilleurs en classe préparatoire puis en école (de commerce, d’ingénieurs), ces étudiants habitués à une constante stimulation intellectuelle chutent dans le vide de leur travail :
Dans leur ouvrage The Stupidity Paradox (non traduit), les chercheurs britannique et suédois André Spicer et Mats Alvesson étudient cette mécanique étrange qui veut que les entreprises recrutent des diplômés brillants pour leur demander, en fin de compte, de mettre leur cerveau en veille ; au lieu d’être confrontés à des problèmes stimulants, ceux-ci voient défiler les Powerpoint abscons pour mystifier leurs clients.
De l’autre côté du diplôme, il y aussi une orientation trop rapide, peu réfléchie et dans certains cas, légèrement forcée. Adrien, cité plus haut, a ainsi intégré l’ESCP « pour faire plaisir et rassurer sa mère ». Une fois engagé dans un cursus de 5 ans, qui demande un fort investissement financier (entre 30 000€ et 40 000€ pour une école de commerce), il est difficile d’en sortir et de se réorienter.
Le changement doit donc s’effectuer à la sortie, au prix d’une grande frustration et parfois au défi de son entourage, et de la société : « il y a encore un état d’esprit très français qui oppose le travail intellectuel et le travail manuel », regrette François Moutot, directeur de l’Assemblée permanente des chambres de métiers et de l’artisanat (APCMA).
Recherche du sens
Comment retrouver du sens quand on est engagé dans un cursus qui ne nous motive pas, et ce parfois depuis l’école même (tout récemment, le Monde titrait, à raison : « écoles de commerce, la défaite de la pensée ») ?
Pour certains, la rupture doit être radicale par la réorientation vers une activité aux antipodes, manuelle et loin des ordinateurs. Pour d’autres cependant, un choix aussi violent est difficile : il faut alors procéder par ajustements fins.
C’est pour ce genre de cas que la start-up Switch Collective a lancé son programme « Fais le bilan, calmement ».
Fondée par deux trentenaires elles-mêmes déçues des parcours classiques actuels dans le tertiaire, cette entreprise croit en la philosophie du « switch », c’est-à-dire la réorientation bien pensée, après un bilan complet et pluridisciplinaire : « pour nous c’est un bilan de compétences réinventé, car notre approche de l’individu est holistique. Un bilan de compétences n’appréhende la personne que via le professionnel, qui plus est par ses expériences passées. Or il y autant d’indices dans ta vie personnelle pour trouver ce qui aurait du sens pour toi ». Dans le programme se succèdent donc échanges en groupe, séances de yoga et conseils de lecture.
« Pour nous c’est un bilan de compétences réinventé, car notre approche de l’individu est holistique. Un bilan de compétences n’appréhende la personne que via le professionnel, qui plus est par ses expériences passées. Or il y autant d’indices dans ta vie personnelle pour trouver ce qui aurait du sens pour toi »
Convaincues que l’on peut avoir plusieurs intérêts, et donc plusieurs métiers, au cours d’une vie, les fondatrices encouragent ainsi leurs clients à construire leur propre parcours : pour certains, il s’agit simplement de changer de cadre (par exemple passer de la grande entreprise à la start-up), pour d’autres, de se lancer dans l’aventure entrepreneuriale ; pour beaucoup enfin, le bénéfice final est une meilleure connaissance de soi : plus facile de retrouver du sens dans son travail quand on connaît les différentes facettes de sa personnalité.