Ancienne directrice mondiale en charge de la sécurité alimentaire chez Nestlé, Yasmine Motarjemi est devenue, malgré elle, lanceuse d’alerte. Après plus de quinze ans de combat judiciaire qu’elle a gagné face au grand groupe, vient de paraître son livre « Ce que l’empire Nestlé vous cache ». D’après son expérience, la « culture toxique » de l’entreprise est la source de scandales sanitaires à répétition.
La fraude du « faux lait » au Cameroun, l’affaire des pizzas Buitoni, la pâte à cookies contaminés, les biscuits pour bébés provoquant des étouffements, des allergènes non renseignés sur les étiquettes… Dans son livre « Ce que l’empire Nestlé vous cache », sous la plume de Bernard Nicolas, Yasmine Motarjemi dénonce une longue liste de scandales sanitaires qui se seraient déroulés au sein du groupe, alors qu’elle y était directrice mondiale de la sécurité alimentaire.
Pendant dix ans, cette lanceuse d’alerte a pu observer comment la culture interne toxique du grand groupe en a affecté les pratiques. A un point tel que l’entreprise a continué de vendre des produits dangereux pour les nourrissons, malgré les alertes de nombreux consommateurs et le décès de quatre bébés.
Récemment, Nestlé France a été épinglé pour le scandale du traitement des eaux en bouteille. Après un premier entretien en 2020, où Yasmine Motarjemi nous racontait son combat juridique pour réclamer justice et vérité, nous faisons le point avec cette experte qui souhaite créer des changements structurels pour améliorer la sécurité des consommateurs face à l’industrie agroalimentaire.
LR&LP : Vous avez gagné il y a deux ans un procès majeur contre Nestlé après 17 ans de lutte, pouvez-vous nous en parler ?
Yasmine Motarjemi : Il y a en fait eu plusieurs procès. D’abord, moi qui porte plainte contre mon assurance juridique AXA et le groupe Nestlé pour harcèlement au travail. Puis Nestlé a porté plainte contre moi pour avoir parlé aux médias. Il y a eu encore le Fonds de Pension de Nestlé qui a porté plainte contre moi pour mes publications. J’ai gagné tous les procès. Et même deux fois contre AXA, qui avait fait un recours au niveau fédéral.
Nestlé a justifié son harcèlement en me salissant, en disant par exemple que ma communication n’était pas assez bonne. Mais ils n’ont pas pu dénier les faits que je leur reprochais. Il n’y a pas de raison de harceler en Suisse car vous pouvez licencier n’importe qui moyennant trois mois de salaire.
On m’a harcelé pour me détruire et me mener au suicide, comme l’a écrit mon avocat au tribunal. Pourquoi harceler si vous pouvez licencier ?
Durant toutes ces années, 12 ou 13 ans de procédure, et 4 à 5 ans de harcèlement avant, j’étais quasiment seule. J’ai dû assumer la plus grande partie des frais judiciaires moi-même, je n’avais pas le soutien d’organisations de consommateurs, de syndicats, ou autre forme d’organisation collective.
Aucun de mes anciens collègues, qui étaient venus se confier à moi quand j’étais en poste, n’a voulu me soutenir et demander de mes nouvelles, cela m’a beaucoup choquée. Au tribunal seulement une seule personne a témoigné en ma faveur en reconnaissant avec regret qu’elle avait même participé dans mon harcèlement. C’était très dur de me trouver seule alors qu’avais aidé, formé, recruté, promu tant de personnes.
Heureusement, j’ai eu de bons avocats ainsi que des professionnels de la santé (un médecin et une psychologue) qui ont reconnu ma souffrance et qui ont été prêts à en témoigner. J’ai aussi été soutenue par quelques individus qui comprenaient de quoi je parlais et avaient vécu la même chose. Ils m’ont permis de croire en moi, car sinon on devient dingue.
Au total, j’ai investi environ un million de francs suisses dans la procédure judiciaire et autres frais connexes, épuisant les économies d’une vie de travail. J’ai gagné au niveau des recours le salaire perdu et une partie des frais judiciaires : 2 millions de francs suisses et intérêts dont je dois payer près de 40% aux impôts.
Les psychiatres ont reconnu que j’étais traumatisée par la façon dont la sécurité alimentaire était gérée, trop mal pour commencer autre chose à l’âge de 55 ans, donc j’ai eu droit à l’assurance invalidité. La reconnaissance de mon mal-être m’a permis de réclamer les salaires perdus.
J’étais heureuse que le juge ait reconnu le harcèlement car à l’inverse, cela aurait voulu dire qu’un tel traitement est légal. Et cela aurait été vraiment mauvais pour la société de considérer que cela soit un traitement normal. D’autres personnes vont profiter de ce jugement, comme une référence.
Cela m’a rendue aussi vraiment triste car Nestlé n’a pas reconnu qu’ils ont commis des fautes au niveau de la sécurité des aliments, ni du harcèlement. Ils n’ont rien reconnu. Cela m’a beaucoup gênée, c’était la raison de ce combat judiciaire.
Tant qu’ils ne voient pas le mal, qu’ils ne le reconnaissent pas, ils vont continuer. Pour moi c’est une entreprise inhumaine, car une entreprise humaine aurait fait son mea culpa, aurait reconnu ses erreurs et se serait excusée. Ils ont refusé ; ils ne veulent pas savoir. Et ça, c’est très grave.
Aujourd’hui, je dis que c’est une victoire amère car ce n’était pas mon combat de me faire harceler, perdre tant d’années en souffrance, que mon fils en soit affecté. Ma vocation est de contribuer à l’amélioration de la santé publique et des aliments.
LR&LP : Vous avez écrit le livre « Ce que l’empire Nestlé nous cache », qu’est-ce qui vous a motivé ?
Yasmine Motarjemi : Ce livre est d’abord un cri du cœur. Nestlé n’a pas reconnu ses fautes, les autorités n’ont pas voulu regarder mes alertes. J’ai voulu communiquer, j’estime que les consommateurs ont le droit de savoir comment la sécurité des aliments est gérée.
En Suisse, on met en avant le secret des affaires. On dit que vous n’avez pas le droit de rapporter ce que vous avez vu dans l’entreprise. Mais pour moi, cela ne doit pas s’appliquer à la gestion de la sécurité des produits alimentaires car les consommateurs ont le droit de savoir comment la sécurité est gérée. Pour la nutrition, on a un étiquetage qui renseigne sur la qualité nutritionnelle, mais on n’a rien pour la sécurité des aliments.
Surtout, Nestlé n’est pas n’importe quelle entreprise : c’est le leader en agroalimentaire qui est la référence en la matière. Le groupe met sur le marché plus d’un milliard de produits par jour. En une semaine, le nombre d’articles Nestlé vendus dans le monde dépasse celui des habitants de la planète. Son business est très lucratif, avec un bénéfice net de 11,7 milliards d’euros en 2023, un chiffre en hausse de 20 %.
Et même, le groupe a une réputation d’entreprise « responsable » et « éthique ». Nestlé nourrit le peuple de son plus jeune âge jusqu’à la fin de sa vie, et a une influence sur nos vies à travers les lois sur l’alimentation, l’environnement, la santé, le travail. J’ai écrit ce livre pour dénoncer toutes les fausses choses et les dysfonctionnements de Nestlé. Des défaillances sur toute la chaîne de l’entreprise, de la production aux remontées d’alerte. Mais également les défaillances dans notre système en général, y compris la réaction des autorités et les autres acteurs de la société
LR&LP : En quoi la Suisse porte une responsabilité dans ces scandales alimentaires ? Et la France ?
Yasmine Motarjemi : Nestlé International a son siège en Suisse, à Vevey. C’est de Nestlé International, où je travaillais, que les directives partent aux filiales dans le reste du monde. Quand il y a des problèmes, cela remonte vers nous et, en considérant la réglementation locale, on doit décider comment l’affaire doit être gérée.
Comme dans tout régime impérial, un pouvoir absolu est exercé depuis le siège de Vevey, en Suisse, et les 340 000 sujets que compte le groupe sont bien obligés de s’y soumettre. C’est le siège qui décide de la culture de l’entreprise, ce qui est juste, ce qui ne l’est pas, la politique du retrait des produits. Le centre technique à Vevey a une responsabilité mondiale.
Or, nous y sommes soumis aux lois sociales de Suisse. D’une certaine façon, le harcèlement est autorisé dans le sens qu’il n’y a pas de sanction pour les auteurs et la compensation financière n’est pas à la hauteur de la souffrance humaine endurée et les dégâts sur la vie.
La gestion de la sécurité des aliments se fait par des personnes. Une culture d’entreprise toxique ne pourra donc pas mener ses missions à bien lorsqu’il s’agit de prendre soin des consommateurs.
Si on m’avait laissé faire mon travail, on n’aurait peut-être pas eu en Chine cette grave intoxication au lait contaminé à la mélamine (une substance chimique hautement toxique, ndlr). On aurait dû faire des tests et en l’occurrence demander le retrait des produits, en tester d’autres. Alors que Nestlé venait d’avoir un incident aux Etats-Unis en 2007, on aurait repéré les traces à temps.
Sur la gestion de la sécurité des produits par exemple pour pouvoir donner l’alerte, nous n’avons pas d’autorité règlementaire internationale et un lanceur d’alerte travaillant au niveau international ne sait pas à quelle autorité elle doit rapporter. La défaillance observée peut avoir des conséquences dans n’importe quel produit. Surtout, les autorités étatiques ne s’intéressent pas aux défaillances en amont. Quand je suis allée voir la Commission Européenne pour avertir des défaillances dans la gestion de la sécurité des aliments, elle m’a renvoyé vers les autorités nationales.
La prévention n’est pas appliquée en Suisse ou ailleurs. En 10 ans chez Nestlé, je n’ai jamais été questionnée par les autorités de n’importe quel pays pour savoir comment on gère la sécurité des aliments. Même lorsque des incidents ont été avérés, aucune autorité ne m’a jamais demandé aucun compte. Et les autorités suisses sont concernées seulement de ce qu’il se passe dans les usines helvètes. Si je rapporte aux autorités suisses qu’il y a eu un problème en France, ce n’est pas leur affaire.
Quand aux autorités françaises, elles n’ont rien voulu savoir. En France, que ce soit selon la loi Waserman ou la loi Sapin II, les entreprises de plus de 50 employés doivent avoir un système d’alerte. Celui de Nestlé ne fonctionne pas et l’entreprise renie ce fait.
En 2023, après le procès gagné, j’ai écrit une lettre d’alerte (que La Relève et La Peste a pu consulter, ndlr) qui a circulé pendant toute une année entre 4 à 5 autorités françaises qui se sont renvoyées la balle de service en service. Pourtant, la France est le premier marché européen pour Nestlé, et le deuxième sur le plan mondial après les États‐Unis. Le gouvernement français peut donc avoir un poids considérable sur le groupe.
Pas étonnant qu’il n’y ait pas eu de lanceur d’alerte avec l’affaire de fraude de Nestlé Waters : parce qu’ils sont mal reçus par les autorités françaises et pourraient subir du harcèlement en interne. La meilleure protection des lanceurs d’alerte, c’est d’examiner leurs alertes et de les soutenir publiquement face à des grands groupes car cela leur permet de retrouver leur crédibilité et réintégrer la vie professionnelle ensuite.
LR&LP : Vous avez été auditionnée par le Sénat sur le scandale Nestlé Waters, qu’espérez-vous comme changement législatif pour mettre fin à l’impunité des groupes agroalimentaires ?
Yasmine Motarjemi : J’ai expliqué la culture de l’entreprise, les facteurs qui mènent à cette fraude. En décembre 2005, la direction de Nestlé a lié le bonus des cadres aux retraits des produits : si vous faites retirer des produits, vous aurez moins de bonus. Cela a pu inciter certains managers à ne pas les tester tant qu’ils le pouvaient.
Dans l’affaire des biscuits pour bébés où les enfants s’étouffaient, le responsable n’a non seulement pas été sanctionné, mais il a été promu. Il est devenu directeur qualité au niveau mondial !
A la suite de cette audition, j’espère qu’on va sanctionner les personnes en leur nom propre. Car les amendes font partie des calculs de business du groupe qui a déjà des réserves. Si on sanctionne les personnes qui ont agi, les responsables en leur nom, l’impunité cessera.
Le dernier PDG de Nestlé, Ulf Mark Schneider, est parti avec 9.6 millions francs suisse de salaires alors qu’il y a eu plusieurs condamnations pendant qu’il était en poste ! Nestlé est soupçonné d’être la cause du décès de deux enfants contaminés par la bactérie E. coli après avoir mangé des pizzas Buitoni. Puis ce scandale des eaux minérales en France ainsi que la condamnation de Nestlé dans mon cas.
Dans un système fonctionnel, j’aurais dû être auditionnée pour les enfants morts étouffés à cause des Knacki Herta, ou pour la pâte à cookie Toll House qui a mené à l’infection à la bactérie E. coli de plus de 69 personnes aux Etats-Unis. Ni les autorités américaines, ni les autorités françaises ne m’ont jamais interrogée.
LR&LP : Que pensez-vous du fait que Nestlé France soit aujourd’hui incriminé pour le traitement de filtres à eau, sans l’avoir été pour des aliments contaminés ?
Yasmine Motarjemi : S’ils ont mis ces traitements, c’est qu’il y avait un problème. Le traitement devient alors essentiel pour gérer la sécurité des aliments. Mais ils doivent apporter les preuves qu’ils ont surveillé ces traitements, par exemple préciser avec quelle fréquence ils ont changés les filtres, la pression, ou d’autres paramètres montrant que les traitements ont été effectués correctement.
Sans preuves, on ne sait pas si les eaux vendues en bouteille étaient tout le temps salubres ou non.
Dans la plupart des incidents, les autorités se satisfont de faire retirer les produits. Cela n’est pas suffisant, il faudrait qu’une enquête systématique d’experts en sécurité des aliments soit mise en place pour voir les raisons de l’incident et les causes profondes qui y ont mené.
Aujourd’hui, je reste convaincue que nous devons absolument refuser de nous taire si nous voulons réparer et préserver la confiance du consommateur, tant mise à mal par chaque nouveau scandale sanitaire. Il est encore temps de se réveiller.