Lundi 10 mai, le tribunal judiciaire d’Évry (Essone) s’est déclaré incompétent pour juger la plainte déposée par Tran To Nga, une Franco-Vietnamienne victime de l’agent orange, contre quatorze multinationales de l’agrochimie. Le premier et plus grand écocide de l’histoire restera pour le moment impuni.
L’un des plus importants écocide au monde
Monsanto, Dow Chemical, Hercules, Diamond Shamrock, Thompson Chemicals, Uniroyal : toutes ces firmes américaines ont en commun d’avoir produit ou commercialisé, entre 1961 et 1971, un herbicide et défoliant extrêmement puissant, l’agent orange, utilisé pendant la guerre du Vietnam par l’aviation militaire des États-Unis contre son adversaire communiste.
Pendant dix ans, sans interruption, près de 80 millions de litres de cet herbicide ultra-toxique ont été déversés sur des forêts sud-vietnamiennes et des cultures vivrières, dans le cadre de l’opération « Hadès », renommée « Ranch Hand » (ouvrier agricole).
Méthode d’anéantissement et de démoralisation, « Ranch Hand » visait à éradiquer la végétation essentielle aux pratiques de guérilla, ainsi qu’à affamer les résistants et la population parmi laquelle ils se cachaient.
Environ 20 % des forêts tropicales du sud du Vietnam, soit plusieurs millions d’hectares, et 4 000 kilomètres carrés de terres agricoles furent alors contaminés ou détruits par ces épandages aériens. En tant que tel, il s’agit donc d’un véritable écocide, le premier de cette ampleur et le plus important de l’histoire de l’humanité.
Car l’agent orange ne constituait pas un simple défoliant. Avec ses niveaux très élevés de dioxines, une famille de molécules polluantes, c’était aussi un poison redoutable, très persistant dans l’environnement et s’accumulant dans les graisses animales et humaines pendant des décennies, avec un ensemble de maladies graves à la clef, notamment des déformations congénitales.
Exposée aux dioxines alors qu’elle était jeune reporter au nord de Saigon, il y a cinquante ans, Tran To Nga, malade depuis cette époque, a fait de l’agent orange le combat de sa vie.
Sept ans de procédure
Accompagnée par de nombreuses associations, parmi lesquelles le collectif Vietnam Dioxine et le comité de soutien qui porte son nom, elle a assigné, en 2014, une vingtaine de multinationales en justice, en vertu d’une loi autorisant un ressortissant français à poursuivre une personne physique ou morale étrangère pour des faits commis en dehors de l’Hexagone.
Déposée au tribunal judiciaire d’Évry, la plainte a donné lieu à 19 reports d’audience et près de 7 années de procédure, durant lesquelles les avocats de la plaignante, Bertrand Repolt, Amélie Lefebvre et William Bourdon, œuvrant bénévolement, ont accumulé des milliers de pièces et de volumineux dossiers de preuves.
Fondé sur des documents émanant des firmes elles-mêmes, des témoignages de militaires, de scientifiques et de victimes de l’agent orange, ou encore des expertises médicales, leur argumentaire expliquait que les quatorze multinationales finalement mises en cause (les autres ayant fusionné ou disparu) connaissaient parfaitement la toxicité de leurs produits dès les années 1950 et qu’elles n’agissaient pas sous la contrainte du gouvernement américain.
Lors de l’audience qui s’est tenue le 25 janvier dernier au tribunal d’Évry, Jean-Daniel Bretzner, l’avocat de la compagnie Monsanto (aujourd’hui absorbée par Bayer) a en effet déclaré que la production de l’agent orange relevait à l’époque de l’action d’un État étranger souverain « dans l’intérêt d’un service public » et dans le cadre d’une « politique de défense » en temps de guerre.
Mais les avocats de Tran To Nga contestaient cet axe de défense. « Toutes ces sociétés répondaient en réalité à des appels d’offres », a expliqué le mardi 11 mai Amélie Lefebvre, à l’occasion d’une conférence de presse. « Elles avaient la liberté d’y répondre ou non et ont choisi de le faire. »
L’argument de la contrainte étatique balayé, restait celui de la composition du produit. Dans leur défense, les multinationales indiquaient à l’unisson qu’elles ignoraient la nocivité de leurs herbicides sur la santé humaine, une assertion démontée « par les acteurs mêmes de l’époque, notamment des scientifiques de l’armée américaine, qui savaient que ce poison était toxique », a rétorqué André Bouny, auteur d’Agent Orange, Apocalypse Viêt Nam, un ouvrage documentaire faisant aujourd’hui autorité.
En 1988, James Clary, ancien chercheur de l’armée de l’air américaine à l’origine d’un rapport (enterré) sur l’agent orange, déclara que les firmes agrochimiques avaient volontairement accentué la toxicité du produit utilisé au Vietnam pour abaisser les coûts et réduire les cadences de fabrication : l’herbicide présent dans l’agent orange, encore utilisé à ce jour, aurait pu ne pas contenir de dioxine dite « de Seveso », responsable des maladies qui frappent aujourd’hui les Vietnamiens.
« Malheureusement, le tribunal n’a pas été convaincu par ces éléments, a déploré Amélie Lefebvre, mais a retenu au contraire l’argument de la défense », qui « avait soulevé un certain nombre d’irrecevabilités découlant de l’immunité de juridiction ».
Les multinationales demandaient que la plainte de la demanderesse ne soit pas reçue par le tribunal, dispensé dans ce cas d’examiner les autres questions du dossier et les arguments juridiques, en particulier celui de la responsabilité des producteurs de l’agent orange.
Une première défaite
Donnant suite aux réclamations de la quinzaine d’avocats de la défense, dont celui de Monsanto, le tribunal d’Évry s’est ainsi déclaré, dans sa décision du 10 mai, incompétent pour juger les entreprises américaines, reconnaissant qu’elles avaient bien agi « sur ordre et pour le compte de l’État américain, dans l’accomplissement d’un acte de souveraineté ».
Tran To Nga est déboutée. Mais son combat ne s’arrête pas là : en accord avec ses avocats et ses soutiens, la plaignante a décidé de porter l’affaire en appel, ce qui inaugure plusieurs nouvelles années de procédure.
« Si j’ai été déclarée irrecevable, a commenté la victime de l’agent orange, je voudrais dire que, pour moi, c’est la conclusion du tribunal qui est irrecevable. » Et d’ajouter : « Ce qui me choque le plus, dans ce jugement, c’est que le jury ait repris les termes exacts des avocats de la partie adverse. Il aurait au moins pu trouver un autre prétexte. »
André Bouny, quant à lui, estime que le tribunal a « botté en touche », en se déchargeant d’un dossier « monstrueux », d’une « avalanche d’informations où tous les domaines s’emmêlent » et se recoupent, politiques, médicaux, économiques, juridiques.
En fin de compte, a-t-il analysé, « les propos de l’avocat de Monsanto ont permis au tribunal de trouver une porte de sortie, face à une décision difficile à prendre, qui faisait peut-être peur en cette période de rapprochement entre la France et les États-Unis ».
Malgré tout, pour Tran To Nga, la procédure engagée au tribunal d’Évry et l’audience de janvier ont eu des effets bénéfiques.
« J’ai commencé toute seule avec quelques amis, s’est souvenue la plaignante. Et aujourd’hui je suis fière et heureuse de vous dire que dans le monde entier, on nous soutient. De toute façon, on a gagné, parce que pendant ces six années, le passé a pu resurgir. Une grande partie de la mission est accomplie. »
Selon le collectif Vietnam-Dioxine, depuis une soixantaine d’années, entre 2,1 et 4,8 millions de personnes auraient été directement exposées à l’agent orange, parmi lesquelles des centaines de milliers d’enfants, parfois de la troisième ou quatrième génération d’après-guerre.
« Pour nous, mener ce procès depuis 2014 jusqu’ici, c’est déjà une grande victoire, a confirmé Truong Pham, un représentant de l’Association vietnamienne des victimes de l’agent orange (VAVA). Le combat de Tran To Nga donne de l’espoir aux victimes vietnamiennes. Le monde connaît mieux la guerre du Vietnam et les crimes commis par les Américains au Vietnam. Il y a un renforcement de la solidarité. »
Éléphants, tigres, rhinocéros, antilopes, oiseaux, serpents, insectes, la défoliation systématique des grands arbres par l’armée des États-Unis a aussi ruiné les écosystèmes de deux millions d’hectares de forêts tropicales et de 500 000 hectares de mangrove, provoquant la disparition de certaines espèces forestières et un appauvrissement généralisé des sols.
En ce sens, l’épandage de l’agent orange est un emblème des crimes que l’être humain peut commettre à la fois contre lui-même et contre la nature.
« Il s’agit bien d’un crime : en détruisant la biodiversité, on prive la vie, a plusieurs fois répété André Bouny. Mais la justice a encore beaucoup de mal à construire une définition de l’écocide. »
Voilà pourquoi le procès engagé par Tran To Nga participe à une certaine prise de conscience écologique et humaine qui dépasse la simple accusation d’entreprises coupables.
« Ce n’est pas seulement un combat des Vietnamiens, c’est un combat de la France et de toute la planète », a conclu, « pleine d’énergie pour continuer » la lutte, la sénatrice honoraire Hélène Luc, au nom de l’Association d’amitié franco-vietnamienne.
Le 15 mai prochain, Tran To Nga et le collectif Vietnam Dioxine participeront à la neuvième édition de la marche mondiale contre Monsanto-Bayer, à Paris et dans d’autres villes de France.
Crédit photo couv : Thomas SAMSON / AFP