Dans le Limousin, Alain pratique le débardage à cheval : un savoir-faire respectueux de la forêt, qui questionne notre rapport aux machines et à leur puissance.
Un cheval dans la forêt
C’est une belle matinée automnale, fraîche mais ensoleillée : un temps idéal pour se rendre en forêt. Alain Gross, installé depuis peu à Saint-Moreil, dans la Creuse, s’apprête à rejoindre les bois avec son cheval. Java est un hongre – un étalon castré – âgé de 5 ans. Avec ses presque 900 kilos et sa taille imposante, il dégage une force impressionnante.
Il nous faut marcher quelques minutes depuis la ferme d’Alain pour rejoindre le chantier forestier, en empruntant des routes et des chemins de campagne. Un automobiliste qui passe par là et les quelques habitants croisés sur le trajet ne semblent pas étonnés de voir passer l’énorme cheval tout harnaché mené par Alain, qui salue ses voisins.
Ce matin, Alain prête main-forte à des membres de l’association Les Tisserands, née en 2017 à l’initiative d’habitants de la commune de Saint-Moreil. Ces derniers souhaitaient « créer des projets agricoles et forestiers en commun et dynamiser la vie locale ». Ils ont notamment acheté une parcelle forestière, pour la protéger et en laisser une partie en libre évolution, mais aussi pour « transmettre les savoir-faire forestiers » et répondre à leurs besoins en bois.
Ils y pratiquent une sylviculture à couvert continu : un modèle peu impactant pour l’écosystème puisque les arbres à couper sont sélectionnés individuellement : à l’opposé de la coupe rase. Dans cette forêt, ils mettent en place des pratiques peu communes à l’ère de l’industrialisation croissante de la gestion forestière, comme le débardage à cheval.
Le débardage à cheval
Alain fait du débardage à cheval depuis quelques années. Cette pratique consiste à extraire les arbres abattus en forêt grâce à des chevaux de trait. Généralement, le débardage se fait avec plusieurs chevaux : pour augmenter la capacité de traction ou pouvoir laisser l’un d’entre eux se reposer, sans interrompre le chantier. C’est aussi un travail d’équipe car le débardeur travaille souvent avec un bûcheron.
Le débardage à cheval présente l’avantage d’intervenir dans des endroits difficiles d’accès pour les grosses machines forestières, mais également de limiter grandement l’impact des travaux sur la forêt.
L’utilisation des chevaux n’affecte que peu les sols : ils évitent leur tassement par les engins forestiers qui y creuseraient également de larges ornières. De plus, les chevaux n’abîment pas ou peu les arbres restés debout. Enfin, les chevaux évitent tout simplement l’utilisation d’engins forestiers coûteux et polluants.
« Et puis, il y a un défi ! » ajoute Alain qui évoque son attrait pour la « relation à l’animal ».
Cela fait 15 ans qu’Alain travaille avec les chevaux. Cet ancien maraîcher dans le sud-ouest pratiquait déjà la traction animale sur sa ferme ou dans des exploitations viticoles. Aujourd’hui, une bonne partie de ses activités sont organisées autour du cheval, en témoigne la calèche ou les pièces d’harnachement stockées dans sa grange.
« Ma compagne est bourrelière : elle fabrique les harnachements du cheval de travail », explique-t-il.
Alain élève également des chevaux qu’il dresse pour les travaux agricoles : Java est ainsi destiné à une vigneronne du Muscadet. Il y a quelques années, Alain a décidé d’explorer un nouvel aspect de la traction animale : le travail en forêt. Il s’est ainsi formé auprès d’un débardeur expérimenté partant à la retraite et qui avait à cœur de transmettre.
Le débardage à cheval, un travail très technique
Selon Alain, le débardage à cheval est une activité particulièrement technique : « c’est ce qui m’attirait à la base : pour moi, le travail en forêt est ce qu’il y a de plus pointu dans le travail avec le cheval. »
Une fois sur le chantier, on constate en effet les compétences que nécessitent le menage d’un cheval en forêt. Quelques billes de bois – des troncs d’arbres coupés – sont stockés au milieu d’un étroit chemin. Alain place Java dos aux troncs puis attache des pièces de bois à des chaînes de débardage, elles-mêmes reliées à l’harnachement du cheval.
Sur un simple mot d’Alain, Java s’élance, entraînant les 3 billes de bois pour les emmener quelques centaines de mètres plus loin. Alain ne tient l’hongre qu’à l’aide d’un simple cordeau, mais lui donne de nombreuses indications vocales.
« On mène majoritairement à la voix », explique-t-il, « c’est l’intermédiaire privilégié dans la relation avec le cheval, ce qui donne beaucoup plus de liberté de mouvement : on n’est jamais statiques ».
Suivant la cadence de Java, avec de longues foulées, Alain est toujours en alerte et en mouvement lorsque son cheval tire les pièces de bois sur le chemin étroit, inégal et encombré par du bois mort ou de jeunes arbres :
« On est toujours en train de chercher le placement sécuritaire, toujours en éveil : comment on se place, où est le cheval, le comprendre, les difficultés. »
Le danger est inhérent à cette pratique, à l’image de la fois où une bille de bois a glissé dans une pente. La moindre expérience négative pour le cheval peut entraîner des changements comportementaux durables.
« Pour obtenir une coopération sereine et pas une pure domination, il faut prendre les bonnes décisions. Une mauvaise décision peut conduire le cheval à se méfier de nous, ne plus nous respecter, et cela peut rester ancré pendant plusieurs mois » explique-t-il en soulignant l’importance primordiale d’une bonne éducation.
Outre l’attention portée au terrain et à la sécurité des chevaux, Alain pointe aussi la nécessité de garder le cheval dans une grande forme physique.
« Un cheval exige énormément de régularité. C’est une problématique par rapport au débardage. On leur demande des choses extrêmement précises et très athlétiques au niveau de l’effort, il faut donc que les chevaux soient au top. »
Faire évoluer notre rapport au monde et à la nature
Avec ses pratiques, Alain se place à contre-courant du machinisme, sans pour autant se priver de l’aide ponctuelle d’engins mécaniques. Il évoque le modèle sylvicole industriel appliqué dans le Limousin et déplore « les coupes rases » réalisées à l’aide d’abatteuses : de lourds engins forestiers qui abattent, ébranchent et billonnent un arbre en quelques secondes.
« C’est quand même un énorme gâchis ! regrette-t-il. La problématique, c’est : comment on s’éduque soi-même dans notre rapport au monde et à la nature ? […] On le voit tous quand on est sur les routes : le grumier – le camion transporteur de bois – ne ralentit pas pour la petite voiture qui passe à côté. Il y a un comportement de surpuissance qui est assez minable : et ce comportement s’applique à la forêt. C’est attristant. »
Selon Alain, privilégier le cheval aux grosses machines forestières permet de canaliser « ce rapport de puissance par rapport à la matière ».
« Avec le cheval, on se pose une juste limite, conclut-il, c’est le juste équilibre entre une condition humaine digne et quand même une contrainte de puissance. Celle du cheval est forte mais pas énorme non plus : elle nous restreint dans nos appétits gargantuesques. J’aime bien cet équilibre que le cheval fournit. »
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