Après avoir réussi à repousser Shell, voici que les Sud-africains doivent affronter TotalEnergies. Le groupe français veut exploiter deux immenses champs gaziers au large des côtes, mettant en péril les écosystèmes marins ainsi que les communautés locales qui en dépendent. Une coalition d’ONGs et d’acteurs locaux ont lancé une bataille internationale contre le projet.
Un projet écocidaire
L’Afrique n’a pas fini d’aiguiser les convoitises des multinationales occidentales. Cette fois-ci, c’est au large de l’Afrique du Sud que TotalEnergies veut réaliser des forages à 1 700m de profondeur pour exploiter deux gisements de gaz qui pourraient contenir un milliard de barils d’équivalent pétroledans la zone de Brulpadda, à 175 km environ des côtes.
Or, la côte sud-africaine est un « corridor bleu » pour les baleines à bosse, les baleines franches australes, les cachalots et les baleines bleues, ainsi que pour les manchots du Cap, les pétrels, albatros, dauphins, tortues et requins. Ces eaux abritent également une énorme population de poissons, les snoeks, dont les pêcheurs locaux dépendent pour vivre.
L’« Opération Phakisa » portée par TotalEnergies, qui veut extraire environ 370 000 barils de pétrole et de gaz par jour de la zone, est donc une menace directe pour les écosystèmes marins et les communautés de pêcheurs « par la pollution sonore sous-marine, la construction d’infrastructures, les fuites de pétrole, la navigation associée et de pollutions catastrophiques » qu’elle engendrerait en cas d’incident.
De fait, ces zones sont connues pour leurs courants très forts et leurs vents violents. C’est ce qui avait une découragé le groupe une première fois en 2014 lorsque TotalEnergies avait dû abandonner ses forages exploratoires face à une série de problèmes techniques.
Lors d’une conférence de presse regroupant différents acteurs locaux qui luttent contre la multinationale, les pêcheurs ont notamment accusé TotalEnergies de ne pas avoir consulté la population locale sur ce projet.
« Nous faisons partie de l’Océan et il fait partie de nous. Ce qui est envisagé ici ne sert pas les intérêts du peuple mais celui des entreprises étrangères. Ces décisions sont faites à notre détriment sans même nous consulter ! Récemment, la Cour de justice nous a donné raison dans notre lutte contre Shell, mais notre gouvernement veut pousser de nouvelles législations pour permettre ces projets d’extraction d’énergies fossiles. Nous nous y opposons formellement et continuerons de lutter » explique Christian Adams, pêcheur artisan dans la baie de Ste Hélène
La militarisation potentielle de la zone et les violations des droits humains qui accompagnent habituellement ces projets, comme le pipeline EACOP en Ouganda et Tanzanie, inquiètent énormément les ONGs.
« Cela risque de déstabiliser des régions entières qui ont été jusque-là préservés de l’impact des énergies fossiles. Au Nord du Mozambique, le projet LNG (un terminal et une usine de gaz naturel liquéfié) en est un malheureux exemple. La région entière a été touchée, des milliers de personnes ont été tuées, d’autres ont été déportées, c’est devenu une zone de non-droit qui a créé un effondrement total de la communauté locale et entraîné de nombreux traumas » accuse Heffa Shücking, fondatrice de l’ONG allemande Urgewald
Malgré les critiques dont elle est accablée, TotalEnergies reste déterminée dans son projet et a répondu dans une lettre aux accusations des ONGs. Elle a en effet déposé une demande de licence de production, le 5 septembre, pour les champs gaziers de Brulpadda et de Luiperd, et doit y investir trois milliards de dollars. Les ONGs cherchent donc à empêcher les financeurs que sont les banques et les assureurs de contribuer au projet.
La porte ouverte à la ruée vers le gaz
En novembre, cinq lauréates du prix Goldman pour l’environnement ont donc écrit aux acteurs financiers – dont BNP Paribas, Deutsche Bank, HSBC, AXA, UBS, BlackRock, Amundi, ou encore Goldman Sachs – pour qu’ils ne soutiennent pas « la stratégie climaticide de TotalEnergies ».
« Deux mois plus tard, le constat est amer : soixante-cinq institutions n’ont pas apporté de réponse satisfaisante : cinquante-trois n’ont pas daigné répondre, quand douze autres se sont contentées d’accuser réception ou d’évoquer la « confidentialité » pour éluder la question. Seulement quatre acteurs – Unicredit, Generali, Hannover Re et HDI Global – se sont explicitement engagés à ne pas soutenir les projets en Afrique du Sud, et neuf autres nous ont renvoyés vers leur politique RSE » expliquent les lauréates dans une tribune sur LeMonde
Aujourd’hui, elles ont réitéré leur appel au Parlement européen. Pour les ONGs locales, l’opération Phakisa risque d’ouvrir la voie à une véritable ruée vers le gaz en Afrique du Sud, au détriment des objectifs climatiques internationaux et du futur énergétique du pays qui devrait massivement investir dans les énergies renouvelables.
« Il est temps que les institutions financières européennes comprennent enfin que l’Afrique du Sud dispose de nombreuses ressources solaires et éoliennes, et que l’augmentation des énergies fossiles ne fera qu’aggraver les inégalités dans notre pays. Ce projet spécifique met en danger les moyens de subsistance des pêcheurs et menace nos océans. Nous voulons faire comprendre aux banques et aux investisseurs qu’ils ne peuvent pas le soutenir en notre nom. » explique Liziwe McDaid, fondatrice de l’organisation sud-africaine The Green Connection
Dans son rapport publié en 2022, l’International Institute for Sustainable Development (IISD) rappelait ainsi que l’Afrique du Sud doit exclure les énergies fossiles pour répondre aux défis posés par le dérèglement climatique en soulignant :
« Tout porte à croire que l’Afrique du Sud est potentiellement à la veille d’une vague d’investissements dans le gaz qui pourrait s’avérer être une erreur très coûteuse pour le peuple sud-africain ».
La production prévue par l’entreprise, 5,6 millions de m3 par jour, représenterait, sur l’année, des émissions de 4,3 Mt d’équivalent CO2, soit 1 % des émissions annuelles de l’Afrique du Sud. Si l’on considère le milliard de barils équivalent pétrole qui pourraient être extraits, en cumulé, du gisement le total monte à 336 millions de tonnes de CO2eq.
Même l’Agence internationale de l’énergie, pourtant acquise aux grands groupes énergétiques, a rappelé dans sa Feuille de route pour le secteur mondial de l’énergie, publiée en juillet 2021, qu’« au-delà des projets déjà engagés en 2021, il n’y a pas de nouveaux champs pétroliers et gaziers dont le développement est approuvé dans notre trajectoire ».
« Face aux risques écologiques et sociaux que posent de tels projets, il est temps que les acteurs financiers s’en désengagent » conclut Lucie Pinson, directrice et fondatrice de Reclaim Finance