En retrait de la scène politique depuis son échec à l’élection présidentielle, Eric Zemmour a tenté d’animer la rentrée politique en marquant son retour d’un discours alarmiste. Depuis la fin de l’été, sa cible est l’école : selon le polémiste, que huit femmes accusent de violences sexuelles, celle-ci serait le théâtre d’un “grand endoctrinement”. Le parti de Zemmour a même mis sur pied des comités de parents d’élèves chargés de surveiller le contenu des enseignements dispensés dans chaque établissement. Une tentative d’influence dangereuse qui fait écho à la guerre culturelle en cours aux Etats-Unis. Un décryptage de Julien Pelisson.
L’irruption de Zemmour dans les écoles
« Nous devons montrer notre utilité, déclare-il sur Europe 1. (…) Je pense que Reconquête doit être présent sur le terrain en permanence ». Le candidat malheureux de l’élection présidentielle souhaite « des vigies dans chaque école ».
Dans le viseur d’Eric Zemmour, selon lequel l’école est « prise en tenaille entre le wokisme et l’islamisme », se trouvent évidemment les contenus pédagogiques liés à la sexualité et à la tolérance. L’offensive d’Eric Zemmour coïncide alors avec le retour d’un enjeu crucial pour l’Éducation nationale : la lutte contre les stéréotypes de genre et, plus largement, les discriminations.
Le ministre de l’Éducation nationale Pap Ndiaye l’a pourtant rappelé : la loi française prévoit depuis 2001 que chaque élève suive, entre le CP et la terminale, 21 cours consacrés à l’éducation sexuelle. Or, en pratique, le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes estime que la moyenne est de 2,7 cours réellement reçus sur ces douze ans d’études.
Dans ce contexte, atteindre enfin l’objectif inscrit dans la loi est une urgence pour plusieurs raisons. Au-delà des enjeux de santé publique rappelés par le ministre, comme la prévention des grossesses non désirées à l’adolescence ou la lutte contre les maladies sexuellement transmissibles, ces cours d’éducation à la sexualité doivent aussi répondre aux évolutions actuelles de la société.
En effet, le mouvement #MeToo et l’exaspération générale face à l’intensité des violences sexistes en France, que la réponse judiciaire et policière peinent à atténuer, replacent l’école en première ligne pour espérer un changement des mentalités. Alors que le pays continue d’égrener chaque année les noms de dizaines de femmes victimes de féminicides, et que de nouveaux hommes sont mis en cause chaque mois dans la sphère publique, l’Education nationale semble avoir un rôle décisif à jouer pour endiguer le fléau du sexisme.
Mais les forces conservatrices, disposant pour se mobiliser de puissants réseaux et d’importants moyens, ne l’entendent pas de cette oreille. Surtout, Eric Zemmour a besoin de se trouver un “combat” pour faire oublier l’échec cuisant de sa campagne électorale.
L’acharnement de l’extrême-droite contre une enseignante
Lundi 28 novembre 2022. Mis sur pied à l’automne par le parti d’Eric Zemmour pour dénoncer la “propagande pro-immigration ou pro-LGBT”, le réseau “Parents vigilants” dévoile l’identité d’une enseignante travaillant à Valenciennes. Les militants soupçonnent la quadragénaire de préparer une visite scolaire dans un camp de migrants.
Le nom de Sophie Djigo circule rapidement dans les sphères d’extrême-droite, relayé par des sites comme “Fdesouche”, dont l’un des contributeurs est membre de Reconquête, ou encore des médias comme CNews et Valeurs Actuelles. Le parti lui-même rédige un communiqué de presse afin de féliciter ses sympathisants pour leur vigilance.
Les menaces de mort visant Sophie Djigo affluent. Réactif, le rectorat de l’académie de Lille la place sous protection juridique, et annule la sortie scolaire, estimant que celle-ci n’est plus sécurisée.
“Parents vigilants” et Reconquête ont depuis rétro-pédalé : le réseau militant assure cibler “un système” et non une enseignante en particulier, et le parti a prétendu s’être refusé à relayer le nom de cette dernière. Pour sa part, Sophie Djigo a reçu d’innombrables témoignages de soutien. Une tribune appelant à punir les menaces dont elle a fait l’objet a notamment été publiée, signée par plus de mille enseignants et chercheurs, ou encore Annie Ernaux.
Des voix, celles d’Olivier Faure (PS) et Jean-François Caremel (SNES-FSU), se sont élevées pour dénoncer la “légitimation de la violence” rappelant l’horrible engrenage qui a entraîné l’assassinat de Samuel Paty. Le député EELV Benjamin Lucas réclame d’ailleurs qu’une dissolution du parti d’Eric Zemmour soit “envisagée”.
Pour autant, le réseau “Parents vigilants”, qui revendique 25 000 adhérents, continue en toute impunité de cibler quotidiennement des établissements scolaires, suscitant à chaque fois colère et menaces des sympathisants d’extrême-droite. Éludant la dangerosité de ces méthodes, la responsable du mouvement, Agnès Marion, assume “une volonté d’agir”.
Un historique de l’infiltration dans les écoles
L’activisme et les intimidations de Parents vigilants renvoient dix ans en arrière : déjà, en septembre 2013, le lancement des ABCD de l’égalité avait provoqué une offensive réactionnaire d’une violence inouïe. A l’époque, le programme vise pourtant à faire appliquer la loi ! Il s’appuie en outre sur les compétences reconnues de la chargée de mission nationale, Nicole Abar, engagée de longue date contre les inégalités de genre dans le sport.
Comme l’a retracé Mediapart, les ABCD de l’égalité sont présentés quelques mois après l’adoption du Mariage pour tous, qui a connu une opposition déterminée et bruyante de la part de réseaux conservateurs. Alors qu’ils doivent être déployés en janvier 2014 dans 600 écoles, le temps de former les personnels éducatifs, la sphère conservatrice relaie dès la fin 2013 une foule de rumeurs mensongères – “apprentissage de la masturbation, homosexualité imposée, aussi bien que le changement de sexe…”.
L’épouvantail a un nom : c’est la “théorie du genre” qui ferait son entrée à l’école. Cette vision complotiste et erronée du projet se mue rapidement en hostilité féroce : les réseaux de la Manif pour tous montent sur pied des collectifs de parents, les comités “VigiGender”, tandis que Farida Belghoul, une ancienne militante antiraciste, devenue institutrice, lance les “journées de retrait de l’école” (JRE).
Dans des vidéos vues des milliers de fois, celle qui est désormais soutenue par l’essayiste antisémite Alain Soral incite les parents à retirer leurs enfants de l’école une fois par mois. Cette campagne, appuyée dans les médias par des personnalités de droite comme Jean-François Copé ou Christine Boutin, atteint son paroxysme en mars 2014 : accusée d’avoir forcé deux enfants à se déshabiller et se toucher, une enseignante est menacée par les réseaux de Farida Belghoul. Le 30 juin, Benoît Hamon annonce l’abandon des ABCD. Le site est fermé et Nicole Abar remerciée.
Une guerre culturelle déjà en cours aux Etats-Unis
La panique que tente aujourd’hui d’alimenter Eric Zemmour n’a donc rien de nouveau. Si ses méthodes rappellent celles qui ont eu raison des ABCD de l’égalité, sa volonté de s’immiscer dans l’éducation des enfants fait également écho à la guerre culturelle en cours aux Etats-Unis.
Incapable de désavouer Donald Trump et en pleine radicalisation, le parti républicain a pris pour cible depuis plusieurs mois les enseignements antiracistes et anti-sexistes dispensés dans les écoles, une menace grave pour les droits humains à travers la promulgation de lois liberticides dans certains États.
Ainsi, le 8 mars dernier, le Sénat de Floride a adopté une loi baptisée par ses détracteurs « Don’t say gay » (« Ne dites pas ‘gay’ ») : celle-ci proscrit les enseignements sur l’identité de genre et l’orientation sexuelle dispensés « d’une façon inappropriée pour l’âge ou le développement des élèves » dans les écoles primaires publiques.
Preuve que le combat du Parti républicain cible l’ensemble des valeurs progressistes, le 24 février avait été adoptée par la chambre des représentants une autre loi, restreignant cette fois les enseignements liés au racisme. La “critical race theory” (“théorie critique de la race”), souvent abrégée en “CRT”, est ainsi devenue un épouvantail nécessitant selon des responsables aussi éminents que Ron DeSantis de légiférer au niveau des états où le parti dispose d’une majorité.
Au global, selon un décompte publié en janvier 2022 par l’Institut pour la démocratie, l’éducation et l’accessibilité (IDEA) de l’université UCLA, pas moins de 30 états américains ont initié ou acté des mesures législatives visant à restreindre les enseignements liés au racisme – dont 13 dans lesquels de telles mesures sont entrées en vigueur. Mais ces spectaculaires traductions institutionnelles ne sont que le pâle reflet de la guerre de tranchées qui se déroule dans les écoles américaines.
Les parents d’élèves se mobilisent et les conseils d’école, qui définissent au niveau local les politiques éducatives et donc les manuels scolaires autorisés, interdisent plus de livres que jamais auparavant.
La pandémie de Covid semble avoir marqué un tournant : 377 ouvrages avaient été mis en cause ou retirés en 2019, dernière année complète qui l’avait précédée, contre 330 rien qu’entre septembre et décembre 2021.
Les livres autorisés dans le cadre scolaire sont devenus un tel enjeu que des associations de parents ont vu le jour pour participer à leur sélection, comme Moms for Liberty, qui revendique 200 groupes locaux dans 38 états, ou No left turn in education, qui répertorie les ouvrages qui « rabaissent notre nation et ses héros, révisent notre histoire et nous divisent en tant que peuple dans le but d’endoctriner les enfants avec une idéologie dangereuse”.
On n’est pas loin de l’autodafé. A la faveur des élections dites de mi-mandat, le contenu des manuels scolaires est redevenu un enjeu parmi d’autres dans la société américaine.
De quoi continuer pour Eric Zemmour d’importer son nouveau combat, entre deux tribunes fustigeant l’américanisation de la société française. Une chose est sûre, sa rentrée politique n’a pas enthousiasmé les foules. Dans un sondage rejouant l’élection présidentielle, seuls 5% des Français inscrits sur les listes électorales se disaient désormais prêts à voter pour lui (Ifop/JDD, 25-26 octobre).
Crédit photo couv : BERTRAND GUAY / AFP