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Depuis plus de 50 ans, Total entretient le climatoscepticisme en toute connaissance de cause

« Tous les modèles sont unanimes à prédire un réchauffement de la Terre, mais l’amplitude du phénomène reste encore indéterminée. Les premières réactions ont été (…) de “taxer les énergies fossiles”, il est donc évident que l’industrie pétrolière devra, une nouvelle fois, se préparer à se défendre. »

Un nouveau scandale vient révéler comment la fabrique du doute a été nourrie par les plus grandes entreprises au monde. Cette fois-ci, c’est la major pétrolière Total qui est épinglée par trois chercheurs ayant étudié plus de 50 ans d’archives sur le sujet. Ils révèlent comment Total et Elf, ayant fusionné durant les années 1999-2000, ont renié les données scientifiques qui menaçaient leurs activités, tout en connaissant très bien dès 1971 les risques climatiques liés à l’explosion des émissions de gaz à effet de serre.

La fabrique du doute

On connaissait déjà comment ExxonMobil, BP et Shell ont stratégiquement nié la gravité du changement climatique dont ils étaient responsables pendant des décennies grâce à des techniques de lobbying, au financement d’études climatosceptiques et au blocage des politiques visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre. Si quelques observateurs avaient encore le maigre espoir que leur homologue français soit plus vertueux, c’est maintenant fini.

Une étude scientifique sans précédent publiée ce mercredi, dans la revue Global Environmental Change, par les chercheurs Christophe Bonneuil (directeur de recherche en histoire au CNRS et enseignant à l’EHESS, Paris), Pierre-Louis Choquet (post-doctorant au Centre de sociologie des organisations, Sciences Po Paris) et Benjamin Franta (historien à l’université de Stanford, aux États-Unis) révèle comment TotalEnergies a savamment entretenu le doute sur la gravité du changement climatique pendant plus de 50 ans.

« La nouveauté est qu’on pensait que seul Exxon et les groupes américains étaient dans la duplicité. On s’aperçoit que nos champions pétroliers français ont participé à ce phénomène au moins entre 1987 et 1994 » a expliqué à l’AFP Christophe Bonneuil, parlant d’une “fabrique de l’ignorance“.

Aussi connu sous le nom de « fabrique du doute », les trois chercheurs ont décortiqué 50 ans d’archives et conduit une trentaine d’entretiens avec d’anciens cadres de Total et d’Elf, des hauts fonctionnaires, mais aussi des climatologues et des économistes pour en déjouer les ressorts.

C’est la première fois qu’une étude scientifique analyse la responsabilité des majors pétrolières autour du climatosceptiscime sur une si longue période, en décrivant les étapes historiques de sensibilisation, de préparation, de déni et de retard pour prévenir la crise climatique dont nous subissons déjà les premiers effets.

Lire aussi : La crise climatique s’accélère et s’intensifie à un rythme sans précédent, alerte le GIEC

50 ans de perdus

A ses débuts, Total faisait l’effort de s’intéresser aux parutions scientifiques sur l’évolution du climat et le rôle des gaz à effet de serre dans son dérèglement. C’est d’ailleurs un long article publié en 1971 dans Total Information, le magazine de l’entreprise, qui a incité les chercheurs à mener l’enquête.

Son auteur, François Durand-Dastès, l’un des géographes les plus savants de l’époque sur le changement climatique, y détaille clairement que « depuis le XIXe siècle, l’homme brûle en quantité chaque jour croissante des combustibles fossiles », libérant dans l’atmosphère des « quantités énormes de gaz carbonique », dont la concentration augmente « de façon sensible ». Dès 1971, il alertait qu’à ce rythme une « augmentation de la température moyenne de l’atmosphère [est] à craindre » et envisage « une fonte au moins partielle des calottes glaciaires des pôles », entraînant une élévation du niveau de la mer.

« Ses conséquences catastrophiques sont faciles à imaginer », conclut-il.

Extrait de l’article

Malgré cette alerte qui aurait dû conduire les majors pétrolières à prendre leurs responsabilités et alerter les politiques publiques, Total et Elf, à l’époque dissociées, resteront par la suite silencieux sur le sujet de 1972 à 1988.

Les chercheurs estiment que cette attitude a été causée par plusieurs facteurs : le débat des années 70 autour des incertitudes liées au changement climatique, dont la véracité est mise en cause par un refroidissement dans l’hémisphère nord, mais aussi un manque de moyens pour financer d’autres études, Total et Elf étant alors moins riches que leurs homologues internationales. Le choc pétrolier de 1973 a sûrement eu un rôle clé : la plupart des majors pétrolières ont investi dans le charbon suite à ce choc économique.

Mais dans les années 1980, le doute sur le changement climatique n’est plus possible, grâce au rapport Charney commandé par la Maison Blanche en 1979, et les majors pétrolières vont lancer l’offensive pour ne pas se voir freiner dans leurs activités.

Le géant américain Exxon, via l’Association environnementale de l’industrie pétrolière (IPIECA), prend la tête d’une campagne internationale des groupes pétroliers pour « contester la science climatique et affaiblir les contrôles sur les énergies fossiles ». Lors d’une réunion d’IPIECA, Bernard Tramier, directeur de l’environnement chez Elf puis Total de 1983 à 2003, découvre la gravité du réchauffement climatique. Il alerte alors le comité exécutif de l’entreprise.

« Tous les modèles sont unanimes à prédire un réchauffement de la Terre, mais l’amplitude du phénomène reste encore indéterminée. Les premières réactions ont été (…) de “taxer les énergies fossiles”, il est donc évident que l’industrie pétrolière devra, une nouvelle fois, se préparer à se défendre. » explique-t-il en 1986

Cette défense se traduit très concrètement dès 1989. Un lobby international de l’industrie fossile, cyniquement nommé « Groupe de travail sur les dérèglements climatiques dans le monde », se constitue pour s’opposer à la proposition de la Commission européenne – et du gouvernement français – de taxer l’énergie et notamment les combustibles fossiles. Le lobby pétrolier remporte les deux batailles en 1991 et 1994.

Autre victoire des pétroliers : tuer dans l’œuf l’adoption d’un objectif de réduction de 20 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, qui avait été proposé dès 1988. Après le mythique Sommet de Rio de 1992, la fabrique du doute continue encore. Dans un long entretien accordé à Médiapart, l’un des chercheurs de l’étude détaille :

« Le président d’honneur de Total, François-Xavier Ortoli, prend la parole lors du congrès du Conseil mondial de l’énergie à Madrid, en septembre 1992, pour dire que le cycle complet du carbone est encore mal connu et qu’en matière de réchauffement climatique : « Hippocrate dit oui, mais Gallien dit non. Il existe un doute. »

Il faudra attendre septembre 2006 pour que Total, ayant fusionné avec Elf en 1999, organise enfin une conférence sur le changement climatique comprenant plus de 280 personnalités scientifiques dont des climatologues. Malgré cela, les investissements du groupe restent les mêmes.

Crédit : Chris LeBoutillier

Des investissements dangereux

Entre 2015 et 2019, Total a dépensé 77 milliards de dollars dans l’exploration et la production du pétrole et du gaz contre à peine 5 milliards d’investissements dans les sources d’énergies renouvelables. Même si aujourd’hui, TotalEnergies essaie de se développer massivement dans les énergies renouvelables, elles ne représentent toujours que 0,2 % de sa production, une part dérisoire qui devrait atteindre 1,1 % et 1,6 % en 2025, selon des calculs réalisés par l’ONG Reclaim Finance.

Pour les chercheurs, tout leur travail tend à démontrer que contrairement à ce qui a été savamment entretenu durant des années, les faits scientifiques étaient tout à fait suffisants dès les années 1970 pour prendre des décisions politiques à la hauteur de la gravité de la crise climatique.

De son côté, Total a démenti auprès de Le Monde avoir tu le risque climatique durant toutes ces décennies. C’est pourtant bien le travail de désinformation et de lobbying des grandes entreprises qui a sapé tous ces efforts et fait perdre 50 ans aux sociétés occidentales pour transformer leurs modes de production et consommation.

Face à ces nouvelles révélations, les ONG Notre Affaire à Tous et 350.org ont lancé une grande campagne « Total ment » pour exiger des décideurs publics de tenir la multinationale responsable et des institutions financières de cesser de la financer.

« Aujourd’hui encore, TotalEnergies compte toujours augmenter ses capacités de production et développe de nouveaux projets dévastateurs dans des régions protégées, comme les projets EACOP en Afrique de l’Est ou encore Arctic LNG2. Avec le soutien des acteurs financiers, en 2030, les combustibles fossiles représenteront encore plus de 80% des investissements du groupe. » rappellent-elles

De fait, TotalEnergies prévoit une hausse de 35 % de sa production de gaz d’ici à 2030 par rapport à 2019, y compris en Arctique et malgré les controverses. De plus, la major française continuer de lancer des nouveaux projets pétroliers malgré une baisse annoncée de 30 % de sa production de pétrole.

Et elle n’est pas la seule. Ces révélations interviennent le même jour que la parution d’un nouveau rapport de l’ONU détaillant comment les pays produiront encore plus du double de la quantité de combustibles fossiles compatible avec un réchauffement limité à 1,5 °C, et 45 % de plus pour 2 °C d’ici 2030.

D’ici 9 ans, si les pays n’ont toujours pas agi, nous produirons encore 240% de charbon en trop, 71% de gaz et 57% de pétrole, détaille le rapport. Notre addiction aux énergies fossiles a encore de beaux jours devant elle.

Crédit photo couv : LOIC VENANCE / AFP

Laurie Debove

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