Trop, c’est trop. Dans le Pays Basque, les paysans sont en colère. Depuis fin juin, ils occupent 15ha de terres agricoles pour lutter contre leur vente spéculative : 3,2 millions d’euros pour les terres, une maison et un corps de ferme abandonnés. Achetés par une multimillionnaire parisienne qui évite tout contact direct avec eux, ils ont décidé de durcir le ton et d’occuper la maison pour faire entendre leurs revendications. Pour eux, cette vente est symbolique des enjeux locaux : l’accès au foncier agricole et au logement devient impossible à cause de la spéculation. Ils sont déterminés à « tenir jusqu’au bout », convaincus que ce patrimoine agricole doit rester un bien commun au service de l’autonomie alimentaire du territoire.
La spéculation foncière des terres agricoles
C’est une annonce postée sur les réseaux paysans qui a allumé la mèche de la résistance. A Arbonne, aux portes de Biarritz, le dénommé Yves Borotra vend sa propriété comprenant une maison d’habitation en cours de rénovation, l’ancienne maison des fermiers, inhabitée aujourd’hui, et des parcelles agricoles d’un peu plus de 15 hectares pour 3,15 millions d’euros.
Or, la Société d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer ; l’établissement de gestion des terres agricoles) a estimé ce bien à 800 000 euros « au maximum » pour l’ensemble, soit quatre fois moins que le prix proposé.
Malgré ce prix exorbitant, le domaine a trouvé une acheteuse : Diane de L’Espée, une propriétaire foncière multimillionnaire vivant à Paris mais possédant plusieurs biens dans la Région. La Safer a donc déposé une demande de pré-emption partielle pour conserver les 12 ha de terres fertiles, « d’un seul tenant et d’une excellente qualité agronomique », pour y installer des paysans.
Seulement, le vendeur refuse la pré-emption partielle à un prix inférieur à celui qu’il a décrété, et la Safer ne peut pas payer le prix fort, au risque de légitimer ces pratiques de spéculation dans la Région. Surtout, l’acheteuse veut conserver les 12ha d’un seul tenant pour y mettre des chevaux, et refuse tout bâti car le terrain est situé juste en face de la grande propriété bourgeoise en rénovation, avec vue sur La Rhune, un mont emblématique du Pays Basque.
« On n’a rien contre les chevaux, mais le Pays Basque est un petit territoire qui perd déjà 1000ha de terres par an à cause de l’artificialisation. On sait que l’autonomie alimentaire du territoire n’est déjà pas évidente, si on continue à laisser des millionnaires s’accaparer des terres pour en faire de l’agrément, ça devient insupportable. » résume Maryse Cachenaut, paysanne à Itxassou depuis 1995 et membre de Lurzaindia, pour La Relève et La Peste
Pour le syndicat agricole Euskal Herriko Laborarien Batasuna (ELB) – un syndicat paysan basque rattaché à la Confédération paysanne – et l’association basque Lurzaindia, chargée de protéger le foncier agricole, cette vente est « un cas d’école » de l’accaparement des terres perpétré par la spéculation foncière.
Depuis le mercredi 23 juin, ils occupent le terrain pour faire entendre leurs revendications.
« L’acheteuse ne veut pas de bâti devant chez elle, y compris agricole. Le rêve des paysans est d’installer 3 ou 4 maraîchers, sur ces 12 ha, ce qui implique des serres et des bâtiments. Si l’acheteuse nous enlève cette possibilité, elle enlève l’installation paysanne. C’est important de protéger ces 12ha car le territoire est bien loin de l’autonomie alimentaire. Ces terres se trouvent aux portes de Biarritz, si un paysan y fait des légumes ou des fruits et les vend, il n’aura aucune difficulté à trouver des débouchés. La recherche de terres est vraiment le nerf de la guerre pour les porteurs de projet agricole. Si on laisse faire la spéculation foncière sans la réguler, ça va devenir invivable pour les paysans mais aussi la population ! Si on se met à répercuter le prix du foncier sur les denrées alimentaires produites, plus personne ne pourra se nourrir ! » explique Elise Villain, animatrice du syndicat agricole ELB, pour La Relève et La Peste
Depuis le début de leur combat, les organismes paysans ont tenté de joindre l’acheteur et la vendeuse pour pouvoir échanger directement avec eux, sans succès. Aux dires de ses proches, le vendeur Yves Borotra serait « un homme sourd de 90 ans vivant en Suisse ». Les paysans, eux, sont perpétuellement renvoyés à des intermédiaires.
L’inégalité des chances
L’acheteuse Diane de l’Espée, une retraitée de 75 ans, n’est pas une inconnue des organismes agricoles : elle avait déjà soulevé l’indignation en vendant 32 ha de terres à Saint-Jean-de-Luz pour 12 millions d’euros. Mardi 12 juillet, près de 130 tracteurs ont défilé jusqu’à Biarritz pour protester contre la perte de la vocation agricole de ces terres, et faire connaître la situation à une plus grande part de la population. Une pétition lancée en ligne a déjà récolté près de 30 000 signatures.
Jeudi 15 juillet, une délégation paysanne d’une dizaine de personnes s’est également rendue chez le notaire et l’architecte en charge du projet, afin d’essayer d’entrer en contact direct avec l’acheteur et la vendeuse. S’ils ont bien été reçus, ils n’ont pas obtenu leurs coordonnées et ont été sommés de partir par les gendarmes.
De retour au terrain, décision a donc été prise de « durcir le ton » lors d’une assemblée générale. Après avoir occupé le terrain et lancé un potager dessus, les paysans et leurs soutiens ont décidé d’investir la maison en travaux pour tenter de débloquer les négociations.
But de la soirée : raccrocher la fourche et la fourchette pour que paysans et société civile soient unis pour faire vivre la mobilisation. Femmes et hommes de tout âge parlent ensemble et s’organisent dans la convivialité. Un groupe de paysans est même venu du Béarn pour apporter son soutien, illustration que cette affaire est loin d’être un simple problème local.
Ce problème touche tous les paysans, et notamment les personnes qui ne sont pas issues d’une famille d’agriculteurs, comme Martin, un enfant du pays à la recherche de terres pour cultiver du houblon et de l’orge et devenir paysan brasseur.
« Je viens du village voisin. On a beaucoup de foncier agricole mais il n’est pas libre. Cette prairie je passe devant depuis que je suis gosse, je me suis toujours demandé à qui elle appartenait. La question s’est posée encore plus fort depuis que je souhaite m’installer. Un jour c’est des chevaux, le lendemain d’autres. Moi le premier, je pense que ça peut plus durer. Des terres il y en a plus qu’il n’en faut. Autour de nous, assis par terre, on est plein à chercher du foncier. Mais nous sommes pour la plupart non-issus d’une famille agricole. Quand tu commences de zéro, il n’y a pas de foncier. On passe tous les jours devant des maisons et des terrains inoccupés qui coûtent une fortune. J’ai mis 6 ans à avoir une parcelle d’1ha, et il m’en faut 15… On est tous en train d’enrager. Tout aussi préoccupant, une fois que tu as trouvé tes terres, tu ne peux même pas vivre à côté tellement le prix est exorbitant. Cette vente en particulier cristallise tout : les terrains, la ferme, et un prix hallucinant. Cette affaire balaie le prisme de tous les problèmes en un seul cas. On voit passer pas mal de ventes à plusieurs millions dans le secteur, et cette fois-ci on a décidé de ne pas se laisser faire, on va aller jusqu’au bout. » témoigne Martin, jeune paysan et vigneron, pour La Relève et La Peste
En France, l’accès aux fermes pour les futurs paysans non issus du milieu agricole devient un véritable facteur d’exclusion. De nombreux élus locaux et parlementaires nationaux ont ainsi apporté leur soutien aux revendications des paysans, et se sont engagés à appuyer leur combat à travers un changement législatif comme la proposition de loi du député Jean-Bernard Sempastous.
« Je suis là à titre personnel, mais on suit cette affaire de près avec le travail. Je trouve ça scandaleux ce genre de situation où c’est si dur de trouver de la terre pour installer les jeunes, et là c’est acheté par quelqu’un qui n’est pas agricultrice et aucun outil n’est disponible pour lutter contre ça. » explique Camille Vignereau, animatrice installation à Euskal Herriko Laborantza Ganbara, la Chambre d’Agriculture du Pays Basque
« Nous, on a vraiment le sentiment qu’on nous vole la terre. N’importe quel propriétaire foncier attaché à son bien va dire qu’un propriétaire fait ce qu’il veut, mais il faut aussi penser à l’intérêt général et au bien commun. Et la terre doit être protégée au même titre que l’eau et la biodiversité : c’est un bien commun. Aujourd’hui, une terre qui est artificialisée ou une terre à qui on ne donne pas une vocation nourricière, c’est une responsabilité importante. Et là-dedans, nous paysans avons une responsabilité mais nous sommes de moins en moins nombreux, nous avons donc besoin du soutien des élus et des citoyens pour inverser le rapport de force. » renchérit Maryse Cachenaut, paysanne à Itxassou depuis 1995 et membre de Lurzaindia, pour La Relève et La Peste
Cette semaine-là, l’appel semble avoir été entendu : de nombreuses personnes de tout âge se sont inscrites sur le planning pour tenir l’occupation de la maison.