C’est un exemple typique des conséquences dramatiques du colonialisme vert. Lundi 22 mars, plusieurs centaines de membres de la tribu des Jenu Kuruba ont engagé une manifestation d’une durée indéfinie devant le parc national de Nagarhole, en Inde, pour protester contre leur expulsion forcée des forêts où ils vivent depuis des millénaires.
Chasser les humains pour les fauves
Sanctuaire de la faune créé en 1955, le parc national de Nagarhole s’étend sur une superficie d’environ 650 km2, au sud-ouest de l’Inde, dans l’État de Karnataka. C’est également l’un des cinquante et un parcs faisant partie du « projet Tiger », un vaste programme de protection démarré dans les années 1970 pour enrayer le déclin du tigre du Bengale, symbole national de l’Inde dont les populations ont brutalement chuté au cours du XXe siècle.
Sous la houlette du ministère de l’Environnement, le projet Tiger rassemble de nombreux organismes publics comme la National Tiger Conservation Authority (NTCA), chargée de gérer les aires de répartition des tigres, d’évaluer leurs effectifs, de lutter contre le braconnage, mais aussi d’orchestrer « la relocalisation volontaire des personnes vivant dans les habitats essentiels ou critiques » de ce prédateur, afin de résoudre « les conflits entre l’homme et la faune ».
Cette mission officielle, se réclamant de la sauvegarde de la nature, a donné lieu ces dernières décennies à des procédures d’expulsion de centaines de milliers d’autochtones habitant dans les multiples réserves de tigres du sous-continent.
Désignés sous le terme collectif d’Adivasis, ces peuples représentent des communautés tribales sédentaires, vivant de cueillette et de récolte de produits forestiers. Il y aurait plus de 700 tribus (non homogènes) en Inde, rassemblant 100 millions d’individus, souvent considérés comme « primitifs » par les non-Aborigènes, car ils restent à l’écart de la civilisation, dans des territoires reculés, et reproduisent un mode de vie traditionnel.
Le gouvernement indien et les organismes de protection du tigre du Bengale les accusent « de nuire aux animaux sauvages », indique un rapport de Survival International, une organisation créée en 1969 pour défendre les droits des peuples autochtones du monde entier.
Ils cherchent donc à les expulser en périphérie des réserves animales, alors que les communautés Adivasis bénéficient d’un statut constitutionnel protecteur (« Scheduled Tribes », article 342) et d’une consécration de leurs droits par le législateur depuis 1950.
La porte ouverte au braconnage
Selon des dispositions supplémentaires adoptées au tournant des années 2000, le Gram Sabha (la communauté villageoise autochtone) est autorisé à assurer une gestion autonome des ressources naturelles et des forêts environnantes, sans ingérence des institutions étatiques ou interférence du secteur industriel.
En théorie, le département des Forêts indien n’a donc pas la main sur les territoires forestiers des Adivasis ni sur les produits ou la biodiversité qu’ils recèlent.
Mais dans les faits, les terres des Adivasis « sont violemment accaparées par les États indiens et exploitées par des entreprises nationales et multinationales au nom du mythe mortifère de la croissance, explique Cécile Bes, chargée de plaidoyer à l’association SOL, Alternatives agroécologiques et solidaires. Cette politique est responsable de déplacements massifs de population, de pollutions industrielles alarmantes ainsi que de l’anéantissement du tissu culturel adivasi fondé sur le lien vital entre l’homme et sa terre mère. »
Plus précisément, les tribus autochtones vivant depuis des millénaires dans ce qui constitue aujourd’hui les réserves de tigres sont expulsées peu à peu par des agents du département des Forêts, qui cherche à imposer, selon Survival International, « un modèle de conservation de la nature raciste et colonial » transformant les forêts « en aires protégées à des fins touristiques ».
C’est dans ce contexte que des centaines de membres de la tribu des Jenu Kuruba ont engagé le 22 mars une manifestation d’une durée indéfinie devant le bureau des gardes forestiers du parc national de Nagarhole.
Fondée sur la récolte de miel en milieu forestier et vénérant le tigre, la tribu des Jenu Kuruba est menacée comme beaucoup d’autres de spoliation. Elle réclame que les autorités cessent de tenter de les expulser et qu’elles reconnaissent leurs droits sur la forêt dans laquelle elle vit et qu’elle se déclare capable de gérer seule, à la façon de ses ancêtres.
Les témoignages locaux que Survival International a recueillis montrent que les Jenu Kuruba font l’objet d’un harcèlement permanent de la part des gardes forestiers, « qui les empêchent de cultiver leur nourriture, de construire leurs maisons, de pratiquer des rituels dans leurs bois sacrés ou d’accéder aux tombes familiales ».
Ces violations de leurs droits fondamentaux sont destinées à accélérer leur « relocalisation volontaire », suivant le mode d’action duplice du gouvernement.
« Nous vivons avec les tigres depuis des siècles, déclare Muthamma, une femme jenu kuruba, nous ne les tuons pas et les tigres ne nous tuent pas. (…) Les organisations de conservation de la nature de la ville ne comprennent pas la forêt. Tant que nous serons en vie, les tigres seront en sécurité. Si nous disparaissons, les exploitants forestiers et les braconniers auront le champ libre. »
Cette manifestation intervient alors que la Cour suprême indienne a ordonné, en 2019, l’expulsion de huit millions d’Adivasi de leur lieu de vie ancestral. Des organismes officiels de protection de la nature, parmi lesquels Wildlife First, Wildlife Trust of India ou la Nature Conservation Society, accusant les peuples tribaux de saccager la biodiversité, avaient demandé d’invalider une loi sur les droits forestiers (Forest Rights Act).
Sans avocats, abandonnés par le gouvernement de Narendra Modi, le Premier ministre indien, les Adivasis n’ont pu se défendre devant les tribunaux et ont été condamnés. La situation atteint actuellement un paroxysme catastrophique.
Si les pouvoirs judiciaires et civils ne reviennent pas sur leurs positions, les Adivasis risquent de subir « un vol de terres à très grande échelle et une injustice monumentale » qui les conduira « à une misère généralisée, à l’appauvrissement, à la maladie et à la mort », alerte Survival.