À Berck, dans le Pas-de-Calais, trente-huit associations s’opposent depuis deux ans au projet Tropicalia, « la plus grande serre du monde ». Recours, manifestations, sensibilisation, la lutte continue plus que jamais malgré la crise.
Il y a deux ans, on vous en parlait déjà. Voici le plus grand projet inutile du Pas-de-Calais : Tropicalia. Son slogan ? « 50 degrés nord sous les tropiques. Pour tous. Toute l’année. » Son emplacement ? À Berck, sur la Côte d’Opale, dans un département de climat océanique où la moyenne annuelle des températures s’établit à 11 degrés.
Tropicalia, c’est le rêve d’un homme : Cédric Guérin. Au début de la dernière décennie, ce vétérinaire, mais surtout homme d’affaires, décide de construire au nord de la France « la plus grande serre tropicale du monde » : deux hectares de forêt amazonienne, destinés à accueillir des milliers de papillons, reptiles, oiseaux ou orchidées, une cascade, ou encore un bassin de poissons rares… Le tout maintenu en permanence à une température oscillant entre 26 et 28 degrés, avec livraison de chrysalides chaque semaine (par avion).
En mars 2018, le projet se précise. La presse et la population le découvrent. Les promoteurs annoncent avoir choisi comme emplacement le champ de Gretz. Ce terrain agricole d’une dizaine d’hectares, récemment reconverti en zone d’aménagement concerté (ZAC), est situé à cheval entre les communes de Rang-du-Fliers et de Verton, près d’un petit bois et d’un hôpital.
Sa situation semble idéale : à 8 km du parc d’attractions de Bagatelle, 9 km de la plage de Berck et 50 km environ de Nausicaá, le plus grand aquarium d’Europe, à Boulogne-sur-Mer.
Sur les dix hectares de terrain, quatre sont censés être artificialisés. Il faudra d’abord couler une immense plaque de béton, sur laquelle seront installés un parking puis une serre de 20 000 mètres carrés, composée d’une double enveloppe d’éthylène tétrafluoroéthylène.
Ce matériau qu’on qualifie « d’innovant » car il est susceptible de retenir la chaleur est en réalité un thermoplastique (dérivé d’hydrocarbure) utilisé comme alternative au verre. Viendront ensuite les espaces verts et de promenade qui s’étireront sur les six hectares restants.
Mais ce magnifique projet tout droit sorti de l’ancien monde suscite depuis deux ans une vague d’opposition qui ne va qu’en se renforçant. Elle est aujourd’hui rassemblée sous la bannière « Non à Tropicalia », un collectif fédérant trente-huit associations de tous bords, nationales et locales, de Greenpeace à la LPO en passant par Attac, Picardie Nature, GDEAM-62…
Même si cela peut paraître évident, les opposants au projet de serre lui reprochent de n’être pas écologique comme il le prétend (du greenwashing en somme) ; de sacrifier des terres agricoles ; de venir se greffer sur une biodiversité locale pourtant intéressante, mais qui n’est pas correctement favorisée ; d’être un gaspillage d’argent public à l’heure de la crise sanitaire ; de représenter enfin un risque important pour l’environnement, puisque des espèces exotiques peuvent se répandre dans les campagnes françaises.
Comme tous les autres projets inutiles, la serre tropicale du champ de Gretz est un gouffre financier soutenu en bloc par la préfecture, les élus locaux, la région, le département et l’Union européenne. « Il n’y a qu’à voir la liste des financements pour le comprendre », nous indique Martine Minne, présidente d’Attac-Flandre, qui fait partie du collectif et s’est attelé, spécialité oblige, à rechercher les sources financières des promoteurs.
Sur les 73 millions d’euros que nécessitent l’ensemble des installations, la militante estime que 12,4 au moins proviendront de fonds publics, dont dix ont été demandés à l’Agence de la transition écologique (Ademe) et au Fonds européen de développement régional (Feder), géré par la région des Hauts-de-France.
« Les investisseurs privés représentent quant à eux 14 millions d’euros et un emprunt à une banque d’affaires anglo-saxone, la BFIN, fournira les 45 ou 46 millions d’euros restants. »
Pour la plus grosse part du budget, l’opacité règne. Impossible encore de savoir de quelles institutions et sous quelles conditions viendra l’argent. Le dossier des financements soulève plusieurs questions.
En premier lieu, comment les promoteurs rembourseront-ils leur emprunt colossal ? Selon toute apparence, grâce au coquet prix d’entrée qui sera exigé : un peu moins d’une centaine d’euros pour une famille de deux parents et deux enfants. Cédric Guérin envisage une fréquentation de 500 000 visiteurs par an, dans un département dopé par la coexistence de plusieurs attractions touristiques. Du moins avant que n’éclate la pandémie actuelle.
En second lieu, pourquoi l’Ademe financerait-elle un projet de serre tropicale au beau milieu du Pas-de-Calais ?
« Leur demande de subvention est fondée sur la prétendue performance énergétique de la serre, qui consommerait moins qu’une structure en verre, nous répond Martine Minne. L’innovation… Mais il n’est pas dit que le dossier aboutisse, loin de là. Tropicalia prétend avoir obtenu l’argent, mais l’Ademe est claire : à partir du moment où des promoteurs leur ont déposé une demande, ils peuvent faire apparaître leur logo dans leur communication. »
Après la délivrance du permis de construire en octobre, le collectif a déposé en décembre 2019 un recours gracieux auprès des mairies de Rang-du-Fliers et de Verton, refusé par les édiles, passé le délai réglementaire de deux mois. C’est pourquoi en mars 2020, « Non à Tropicalia » a choisi de passer à l’échelon supérieur.
L’affaire est désormais portée au tribunal administratif par le Groupement de défense de l’environnement de l’arrondissement de Montreuil (GDEAM-62), une association connue pour sa virulence et ses succès en matière juridique.
Le GDEAM-62 ne s’en cache pas, le recours actuel déposé pour « excès de pouvoir » ambitionne l’annulation pure et simple du permis de construire. Lors d’une manifestation qui a eu lieu le 20 décembre dernier sur le champ de Gretz pour les cinq ans de l’accord de Paris pour le climat, la présidente du Groupement, Mariette Vanbrugghe, a expliqué que l’étude d’impact du projet (667 pages) comportait plusieurs erreurs graves d’appréciation et certains vices de procédure.
Outre la « légèreté de l’évaluation de l’impact sur le trafic routier », « l’insuffisance de l’étude d’incidence Natura 2000 », la méconnaissance des matériaux de construction et la « sous-estimation de l’impact » d’une serre d’un sommet de 61 mètres sur le paysage des plaines maritimes, Mariette Vanbrugghe a démontré que les promoteurs ont menti sur la surface réelle du projet, présentée comme « inférieure à dix hectares » et donc pouvant se passer d’enquête publique.
Or, en plus des 9,3 hectares du champ de Gretz, le chantier devra « utiliser un terrain voisin au sud de la serre pour stocker des remblais », ce qui portera sa superficie totale à dépasser de facto le seuil au-delà duquel une enquête publique est exigée.
Grâce à ce subterfuge, les promoteurs se sont acquittés d’une simple consultation publique sur internet, ont coupé court au débat et court-circuité l’intervention d’un enquêteur extérieur et neutre. Classique.
Selon Martine Minne, le rassemblement du 20 décembre a montré à quel point la lutte contre les grands projets inutiles pouvait fédérer au-delà de toutes les appartenances sociales ou idéologiques.
« C’était une mobilisation plus large que grande, avec des partis politiques locaux et régionaux, des associations, des citoyens, tous ceux qui voulaient se greffer sur notre mouvement. Et c’est une réussite, malgré les restrictions sanitaires. »
Les travaux auraient dû débuter au début de l’année 2020 (du moins selon les promoteurs). Depuis le recours du collectif, tout est au point mort. Une nouvelle date a été fixée à janvier prochain, pour une ouverture (ambitieuse) l’année suivante, mais il se pourrait qu’il soit encore retardé, la crise aidant, pour une fois.
En attendant, Cédric Guérin et Nicolas Fourcroy, le second porteur du projet, semblent prendre leur mal en patience et ont décidé d’utiliser toutes les armes à leur disposition. En janvier dernier, pour faire face à l’opposition, les deux responsables se sont ainsi payé une vingtaine « d’ambassadeurs » chargés de mener la guerre de l’information sur les réseaux sociaux.
Depuis lors, nous chuchote Martine Minne, c’est un déferlement de violence sur la toile, les militants sont bannis des groupes et on répond à chacun de leurs commentaires. Second volet de leur communication, les hommes d’affaires ont mis les bouchées doubles pour charmer les médias locaux et nationaux.
« Au départ, les journaux étaient presque tous en faveur du projet, se souvient Martine Minne, mais leur ligne s’est infléchie au fil du temps, tout comme celle de la région et de la préfecture. Ils sont en train de perdre peu à peu la bataille de l’opinion. »
Est-ce pour cette raison que certains militants rapportent avoir subi des menaces, notamment de la pression à l’emploi ? Heureusement, les associations comme GDEAM-62, qui compte plusieurs salariés, ne sont pas prêtes de céder.
En fin de compte, il ne reste peut-être qu’une question épineuse : si l’on ne construit pas la serre en plastique de Tropicalia, que fera-t-on des dix hectares de la ZAC ?
« C’était des terres agricoles, nous répond la présidente d’Attac-Flandre, elles sont passées en ZAC parce qu’elles étaient caillouteuses et un peu en pente. On ne pouvait pas faire de l’intensif… Alors on bétonise ! »
Triste réalité. Martine Minne ajoute à tout hasard un point essentiel : si l’on érige un énième parc d’attraction à cet endroit, où mettra-t-on par la suite les infrastructures véritablement utiles ? Et si on laissait les terres tranquilles, sans rien bâtir, et même sans rien cultiver, pour laisser la Terre se reposer ?