Vendredi 28 août, le tribunal correctionnel de Fort-de-France a condamné trois militants anti-chlordécone à des peines de 7 mois à un an de prison ferme. Cette décision s’inscrit dans un contexte social tendu où les militants font l’objet d’une criminalisation et d’une répression policière de plus en plus violente. Les collectifs luttant pour la reconnaissance de l’empoisonnement des populations, de l’eau et des terres aux Antilles françaises dénoncent une justice à deux vitesses qui protège une économie coloniale basée sur l’exploitation des ressources et du peuple antillais.
Une justice à deux vitesses
14 ans, cela fait 14 ans que les premières plaintes ont été déposées contre les responsables de l’utilisation du chlordécone dans les cultures de bananes antillaises, un pesticide ultra-toxique. Pendant plus de 30 ans, 300 tonnes de chlordécone ont été épandus sur les cultures, empoisonnant durablement les sols, l’eau (rivières, nappes phréatiques et côtes) mais aussi les populations.
A tel point qu’aujourd’hui, la quasi-totalité des Antillais (95 % des Guadeloupéens et 92 % des Martiniquais, selon Santé publique France) sont empoisonnés au chlordécone, et que les sols sont considérés pollués pour près de 700 ans.
Dans un rapport présenté début décembre 2019, des parlementaires qui avaient enquêté pendant six mois ont désigné toute une liste de responsables ne laissant place à aucune ambigüité :
« Ce rapport met en évidence la responsabilité de l’État, des lobbies, de certains élus, qui ont demandé des homologations, des autorisations, alors que l’utilisation du Chlordécone était interdite dans le monde. », explique Justine Bénin, rapporteuse de la commission d’enquête sur le Chlordécone.
En effet, banni aux Etats-Unis dès 1975, et classé cancérogène possible par l’Organisation mondiale de la santé en 1979, la France a attendu jusqu’à 1990 pour décider de son interdiction et 1993 pour l’étendre aux Antilles après trois ans de dérogations.
Difficile pour les peuples antillais de comprendre pourquoi aucune plainte judiciaire n’a encore réellement débutée, alors que « le juge d’instruction dispose d’indices graves et concordants suffisants pour mettre en examen les personnes identifiées » selon Harry Durimel, l’un des avocats chargés du dossier.
« Nous voulons pointer du doigt l’urgence qu’il y a à juger les empoisonneurs. C’est la première fois qu’une plainte a été déposée sans aucune instruction en cours durant un laps de temps si long, et c’est pour cela que les Martiniquais ont le sentiment qu’à chaque fois qu’il y a un problème qui nous concerne, nous sommes laissés pour compte-compte. A l’opposé, il y a une réponse très forte du pouvoir avec un guet apens policier qui a abouti à l’interpellation de 7 militants traités comme de véritables terroristes. » dénonce Maxime Granville, porte-parole du collectif Komité 13 janvié 2020, auprès de La Relève et La Peste
Un acharnement judiciaire et policier
A l’origine de cette interpellation, le boycott du centre commercial Océanis en novembre 2019 où des échauffourées avaient éclaté entre forces de l’ordre et manifestants qui ciblaient les hypermarchés du GBH (Groupe Bernard Hayot) pour demander réparation sur l’utilisation du chlordécone et du paraquat dans les plantations antillaises.
Cette enseigne n’a pas été choisie au hasard : à la Martinique, le chlordécone était commercialisé par l’entreprise Laguarigue, dont l’ancien directeur général est « Yves Hayot, l’aîné d’une puissante famille béké (du nom des Blancs créoles, descendants des colons). Son frère est Bernard Hayot, l’une des plus grosses fortunes de France (300 millions d’euros), et patron du Groupe Bernard Hayot, spécialisé dans la grande distribution. » explique ainsi la journaliste d’investigation Faustine Vincent
Poursuivis pour « violence sur agent de la force publique en réunion et avec arme », les 7 militants ont été arrêtés le 28 novembre 2019 et devaient en principe être jugés le 13 janvier dernier. Des affrontements avaient alors éclaté devant le Palais de justice de Fort-de-France entre les policiers et les soutiens de 7 prévenus qui comparaissaient libres. C’est à cette occasion que l’affaire avait été renvoyée.
Le 16 juillet 2020, la situation s’envenime lorsque le jeune musicien Kéziah Nuissier est passé à tabac par les forces de l’ordre qui profèrent des injures racistes et des menaces à son égard, lors d’une mobilisation de soutien aux militants arrêtés. Sévèrement blessé, le jeune professeur de musique a été forcé de passer la nuit en garde à vue avant de pouvoir être conduit à l’hôpital 48h plus tard.
Il a été appelé à comparaître lui aussi au tribunal ce 27 août pour coups et blessures sur les policiers, mais son état était tellement critique que le procureur a finalement renvoyé son dossier au 9 novembre. Suite à la parution d’une vidéo étayant les propos de la défense, une enquête IGPN aurait été lancée pour en apprendre plus sur les circonstances de cette attaque policière.
De leur côté, Denzel, Esaï et Frédéric dit « Loulou » ont bien été jugés ce vendredi 27 août, et ce malgré le fait qu’ils avaient décidé de quitter le tribunal avec leurs avocats pour vice de procédure : les PV de fin d’audition et de garde à vue n’avaient pas été transmis à la défense. Fait très rare, le procès s’est tout de même poursuivi en l’absence des prévenus et de leurs avocats.
Vendredi 28 août, le juge a rendu son verdict : Frédéric a été jugé coupable pour l’ensemble des faits et condamné à deux ans de prison, dont 12 mois avec sursis tandis que Maxime Esaïe et Denzel Guillaume ont tous les deux été jugés coupables de l’ensemble des faits et condamnés à 14 mois de prison dont 7 mois avec sursis.
« Le collectif des avocats de la défense va faire appel de ces décisions, ce qui suspendra les peines infligées mais il est clair que la démarche mise en place dans ce tribunal est une mascarade de justice. C’est la première fois que je vois plus de gendarmes et de policiers dans la ville et dans le tribunal que dans n’importe quel espace où il y aurait une guerre. La stratégie est claire : il faut frapper lourdement et maintenant pour montrer l’exemple car il y a une série de procès qui arrive dans la même lignée. » explique Maxime Granville, porte-parole du collectif Komité 13 janvié 2020, à La Relève et La Peste
Ainsi le prochain procès aura lieu le 7 septembre pour juger Christian, accusé d’avoir filmé les violences policières. D’autres militants seront également jugés les 21 et 25 septembre. Et le procès de Keziah prévu en novembre est très attendu par les Martiniquais.
« Il s’agit de condamner les victimes et faire en sorte que toutes les personnes qui auraient la velléité de poursuivre une mobilisation soient intimidées, mais cela produit l’effet inverse. La révolte créée par ces condamnations arbitraires ne fera qu’amplifier les mobilisations, et renforcer la détermination des martiniquais à faire en sorte que les empoisonneurs au chlordécone soient poursuivis. » réagit Maxime Granville, porte-parole du collectif Komité 13 janvié 2020, auprès de La Relève et La Peste
Désigner et punir les coupables de l’empoisonnement au chlordécone n’est pas la seule requête des militants. Ces derniers souhaitent également mettre fin à l’héritage d’un système économique colonial qui asservit le vivant et le peuple antillais.
Réparer la terre, l’eau et les peuples
Interrogé par la commission parlementaire en charge du rapport, Malcom Ferdinand, ingénieur en environnement, docteur en philosophie politique, chercheur au CNRS, a écrit le livre « Une Écologie décoloniale. Penser l’écologie à partir du monde caribéen ». Dans cet ouvrage, il démontre comment des pratiques coloniales ont mené au désastre du chlordécone.
« Une crise environnementale et sanitaire, une crise étatique avec des failles répétées des services de l’État et une inaction malgré les alertes, une crise démocratique qui révèle qu’un petit groupe a réussi à imposer une vie en pays contaminé, une crise de justice (“Le travail de votre commission d’enquête aurait dû être fait il y a quarante-sept ans”) et en une crise sociétale qui révèle “un habité colonial avec une monoculture d’exportation dont les habitants n’ont profité que des violences”. » détaillent ainsi Marie Toussaint et Priscillia Ludosky dans leur livre Ensemble nous demandons justice
En 2019, l’Inserm a confirmé que le risque et le taux de récidive du cancer de la prostate sont trois fois supérieur dans les zones exposées au chlordécone. Dans leur livre, Marie Toussaint et Priscillia Ludosky rappellent ainsi que les taux de cancer de la prostate à la Martinique et en Guadeloupe sont parmi les plus élevés au monde : entre 550 cas de cancer par an pour 100 000 habitants en Guadeloupe et 540 pour la Martinique, contre 98 en France hexagonale et 173 dans le monde.
« La réparation des personnes passe par la prise en compte de l’ensemble de leurs dépenses de santé, notamment pour les plus exposées. Les ouvriers agricoles sont dans des situations de précarité extrême. Il faut organiser et financer une recherche permettant d’aboutir à l’abaissement du taux de chlordécone contenue dans le corps de ces personnes. » propose Maxime Granville, porte-parole du collectif Komité 13 janvié 2020, auprès de La Relève et La Peste
De fait, les territoires d’Outre-mer souffrent aujourd’hui de nombreux problèmes sociaux et économiques auxquels vient se rajouter la pollution au chlordécone. Certaines zones côtières sont tellement polluées que la pêche y est interdite, ce qui prive les antillais d’une source de souveraineté alimentaire et de revenus, mais aussi de certains savoir-faire et pratiques culturelles.
« Nous vivons toujours d’une économie coloniale : la colonie produit pour les desserts de sa métropole… Il est temps de sortir de cette monoculture productiviste pour aller vers une agriculture saine et biologique, et surtout organiser une recherche pour voir comment les sols peuvent être dépollués. Certains agriculteurs et chercheurs initient ce type de démarche, mais il faut les structurer et leur attribuer des moyens, et ça ne peut résulter que d’une volonté et d’une décision de l’Etat. La seule restitution des montants perçus par les producteurs pour épandre le chlordécone permettrait d’amorcer de façon claire le changement. » explique Maxime Granville, porte-parole du collectif Komité 13 janvié 2020, auprès de La Relève et La Peste
Face à ce scandale d’Etat et à la criminalisation des militants anti-chlordécone, une plus en plus grande part de la population antillaise continue de rejoindre la mobilisation pour demander justice et réparation. Les procès qui sont attendus d’ici la fin de l’année ne seront pas seulement ceux des militants, mais aussi celui « d’un système colonial au service du lobbie bèkè » mené par la défense.