Ceci se passe aux États-Unis, « Terre des hommes libres et patrie des braves ». * Steven Donziger, avocat américain, est depuis le mois de juillet 2019 retenu dans son appartement de New York avec un bracelet électronique à la cheville. Il n’a commis aucun crime mais il est aujourd’hui suspendu de l’Ordre des avocats de New York et empêché de gagner sa vie, sans même avoir été entendu par le Conseil de l’Ordre. Il risque, en plus, d’être définitivement radié et mis en prison.
Steven Donziger est le héros involontaire de l’un des plus importants procès bâillon de notre époque. Un procès qui a pour but d’assurer l’impunité des entreprises polluantes, pétrole, gaz de schiste, industries chimiques, mines… en intimidant les avocats qui travaillent dans le domaine de la justice environnementale.
La pollution historique de Chevron en Equateur
Steven Donziger est l’un des trois avocats qui ont osé, en 1993, attaquer au nom des communautés autochtones équatoriennes le géant pétrolier américain Chevron qui avait volontairement pollué et empoisonné leur région pendant 28 ans. Après presque 20 ans de procédure, en 2011, ils ont gagné.
Dans la petite salle d’audience de Lago Agrio, un village de la jungle torride amazonienne, Chevron a été condamnée par un juge équatorien, Nicolás Zambrano, à payer 9,5 milliards de dollars de dommages et intérêts aux habitants des zones dévastées pour leur permettre de tenter de remédier aux terribles destructions et à l’empoisonnement de leurs forêts, de leurs terres et de leurs rivières.
Cette année-là, Chevron affichait un chiffre d’affaires de 253 milliards de dollars et un bénéfice de 27 milliards de dollars. La compagnie a refusé de payer.
Payer équivaudrait en effet pour les dirigeants de Chevron à admettre leur responsabilité, ce qui pourrait créer un précédent et ouvrir la porte à d’autres procès, car les sites où l’exploitation pétrolière a engendré de graves pollutions sont nombreux.
En plus, « Le vrai problème ici, c’est que l’Équateur a maltraité une entreprise américaine », a déclaré un lobbyiste de Chevron qui a demandé à ne pas être identifié, « Nous ne pouvons pas laisser de petits pays niquer de grandes entreprises comme la nôtre, des entreprises qui ont fait de gros investissements partout dans le monde. » En se défendant, Chevron défend aussi toutes les industries extractives.
Chevron a donc fait appel, jusqu’à la Cour suprême équatorienne qui, en 2013, a confirmé la condamnation. Le géant pétrolier a alors rapidement vendu tous ses actifs équatoriens pour qu’on ne puisse pas les saisir, et elle a quitté le pays. Elle a entamé une violente campagne contre les victimes et contre l’État de l’Équateur, notamment une série de procès en arbitrage privé, sur la base de traités commerciaux bilatéraux entre l’Équateur et les États-Unis qui a culminé par l’annulation de l’amende. Elle a lancé aussi une campagne de calomnie contre l’équipe des avocats, centrée sur Steven Donziger, le seul avocat américain de l’équipe.
L’acharnement judiciaire de Chevron contre Steven Donziger
En 2013, Chevron attaque pour extorsion et racket devant le juge new-yorkais Lewis Kaplan, ex avocat connu pour avoir défendu l’industrie du tabac. Le juge s’autorise à juger seul, sans la présence d’un jury. Il accepte d’entendre le témoignage d’un ex-juge équatorien en disgrâce pour corruption, Alberto Guerra qui devient le témoin star du procès.
Il affirme que Donziger et un des avocats équatoriens, Pablo Fajardo, lui ont offert un pot-de-vin de 500 000 $ et qu’ils ont rédigé le jugement final contre Chevron, remis au juge de Lago Agrio. Nicolás Zambrano, qui a lui-même rédigé son jugement et rendu la décision en Équateur, a nié le témoignage de Guerra, mais Kaplan ne l’a pas écouté.
Basant sa décision sur le témoignage de Guerra, le juge Kaplan a déclaré Donziger et ses clients équatoriens coupables de corruption et de fraude, ce qui rend extrêmement difficile pour les plaignants de recouvrer leurs dommages aux États-Unis.
Il a condamné Donziger à payer à Chevron des amendes qui atteignent 5 milliards de $, ce qui l’oblige à redonner à Chevron tout ce qu’il pourrait gagner pendant tout le reste de sa vie sur n’importe quel dossier. Le juge Kaplan a aussi fait saisir ses comptes bancaires, bloquant le peu d’argent que Donziger possédait.
De l’avis des témoins, l’hostilité de Kaplan envers Donziger était parfaitement visible dans la salle d’audience lambrissée du Tribunal new-yorkais. Il a qualifié le procès en Équateur comme n’étant « pas un litige de bonne foi » et a traité les paysans de Lago Agrio de « soi-disant plaignants », raconte Martin Garbus, avocat qualifié de « légendaire » par le magazine Time et « l’un des meilleurs avocats du monde » par le Guardian.
Garbus fait partie, à 86 ans, de l’équipe juridique de Donziger. Il dit aussi que : « Kaplan a montré une rage, une fureur contre Steve, il a essayé de l’humilier. Pas besoin d’être un expert en droit pour le voir. C’était brutal. Je n’ai jamais vu un gars éviscérer comme Kaplan a essayé d’éviscérer Steve. »
Dans un article publié par The Nation le 31 mars 2020, James North cite une déclaration du juge Kaplan qui montre son parti pris en faveur de Chevron :
« Une entreprise d’une importance considérable pour notre économie qui emploie des milliers de personnes dans le monde, et fournit des produits indispensables, essence, mazout, et autres carburants et lubrifiants, dont chacun de nous dépend chaque jour. Je ne pense pas qu’il y ait quelqu’un dans cette salle d’audience qui veuille garer sa voiture dans une station-service pour faire le plein et découvrir qu’il n’y a pas d’essence. »
En 2015, Alberto Guerra a reconnu devant un autre tribunal qu’il avait menti sous serment. Il a déclaré qu’il avait été payé et coaché par Chevron.
Il a dit aussi avoir rencontré au moins 53 fois des représentants de la compagnie pour mettre au point son témoignage. Chevron a reconnu avoir payé Guerra et l’avoir déménagé lui et sa famille dans un endroit secret aux États-Unis, mais ses dirigeants maintiennent néanmoins leurs accusations contre Donziger. Pour eux, seule la version des faits exposée dans le jugement du juge Lewis Kaplan est valable, et celui-ci continue son harcèlement qui provoque l’indignation de nombreux grands juristes américains.
Richard Friedman, reconnu comme l’un des meilleurs trial lawyer (avocat plaidant) des États-Unis est l’un des avocats qui ont accepté de défendre gratuitement Steven Donzinger :
« Ce qui est arrivé et ce qui arrive à Steven Donziger est le plus grand abus du système judiciaire que j’aie jamais vu. C’est vraiment honteux. Je ne pourrais pas me regarder dans la glace, étant témoin de cette injustice, si je n’essayais pas de la réparer. Et puis, la crise environnementale que nous vivons va exiger que nous fassions tous tout ce que nous pouvons, chaque fois que nous le pouvons, pour devenir de meilleurs gardiens et protecteurs du monde qui nous a été confié. Défendre Steven est l’une des choses que je peux tenter de faire, quel que soit le résultat. Il mérite d’être soutenu et que l’injustice de ce qui se passe doit être connue de tous. »
Treize mois de réclusion pour un prétendu délit
En juin 2019, prétendant vérifier que Donziger ne dissimulait pas des rentrées d’argent qu’il aurait dû envoyer à Chevron, le juge Kaplan a soudain exigé de Steven Donziger qu’il lui donne son passeport, son téléphone et son ordinateur. Donziger a remis son passeport, mais il a refusé de donner son ordinateur et son téléphone, invoquant le secret professionnel et le respect de la vie privée de ses autres clients.
Le 6 août, le juge Kaplan a annoncé qu’il le poursuivait pour outrage criminel à magistrat mais les procureurs officiels de New York ont tous expressément refusé de se charger du dossier. Le juge Kaplan a alors nommé un avocat pour tenir le rôle de procureur, Rita Glavin du cabinet Seward & Kissel, notoirement lié à l’industrie pétrolière. L’avocat de Donziger a demandé en janvier 2020 d’enquêter sur le possible conflit d’intérêt entre Seward & Kissel et Chevron mais Rita Glavin a affirmé que :
« Même si cela est vrai, cela ne crée pas de conflit ou de loyauté conflictuelle dans cette affaire pénale. »
Le juge Kaplan a ensuite nommé la juge Loretta Preska, du Southern District of New York pour suivre l’affaire, et c’est elle qui a mis Donziger aux arrêts domiciliaires au prétexte qu’il pourrait s’enfuir en Équateur.
Steven Donziger est donc enfermé chez lui depuis le mois d’août 2019, attendant une audience qui était prévue pour le 15 juin.
Invoquant l’épidémie de Covid, la juge Preska a renvoyé son procès à septembre en raison de la pandémie de COVID. Elle a maintenu le régime de la détention provisoire de Steven Donziger à son domicile de Manhattan jusqu’au procès, soit un total de 13 mois de privation de liberté, un record pour une accusation contestée d’outrage au tribunal.
En septembre, Donziger aura vécu treize mois dans ces conditions :
« Le sommeil est difficile parce que mon bracelet de cheville clignote et parle. Une voix me rappelle de recharger la batterie. Le bracelet est comme une griffe noire géante qui s’accroche au bas de ma jambe. Je sais qu’il permet à l’État de surveiller chacun de mes mouvements. Ce rappel constant de la punition –injuste- me désoriente psychologiquement. Il est évident que Chevron et le juge Kaplan veulent que je sois absorbé par ma survie pour m’empêcher de continuer à aider les autochtones de l’Équateur qui n’ont toujours rien obtenu et continuent de vivre dans la pollution. »
Chevron, entreprise tyran de l’année
Continuant son harcèlement, le juge Kaplan a poussé en août 2019 le Comité des griefs du barreau de New York à suspendre la licence d’avocat de Steven Donzinger. Un tribunal statuera sur son cas, à la lumière du rapport que l’arbitre John Horan a remis en février 2020. Ancien procureur fédéral, celui-ci recommande : « …de mettre fin à sa suspension provisoire et de lui permettre de reprendre l’exercice du droit. » Il ajoute que :
« L’ampleur de son harcèlement par Chevron est tellement extravagante, et à ce stade si inutile et punitive que, bien que cela ne soit pas un facteur dans ma recommandation, elle en est néanmoins le contexte. »
Il ajoute que « L’évaluation du caractère n’est pas une science exacte, mais nous pouvons tous convenir que les éléments essentiels en sont l’honnêteté, l’intégrité et la crédibilité. Or il est loin d’être clair que [Donziger] manque de ces qualités comme le fait valoir le Comité. Les témoins que j’ai entendu ont mis en jeu leur réputation en témoignant, et ne parlent pas à la légère. …Et si c’est son désir de gagner de gros honoraires qui le rend suspect, alors tous les avocats devraient l’être aussi ! »
En novembre 2019, neuf des plus grandes organisations de défense des droits humains et de l’environnement ont publié une déclaration condamnant son assignation à résidence.
Les groupes qui ont signé la déclaration en faveur de Donziger sont Greenpeace USA, Amazon watch, Global witness, The Civil liberties defense center (Centre de défense des libertés civiles), EarthRights international, International corporate accountability roundtable (ICAR Table ronde internationale sur la responsabilité des entreprises ICAR), Rainforest action network (Ran), etc.
En France, Donziger est soutenu par la Fondation France Liberté de Danielle Mitterrand, par l’avocat des Droits humain William Bourdon, par le moine bouddhiste et photographe Matthieu Ricard, par Yann Arthus-Bertrand et bien d’autres.
Plusieurs de ces organisations ont créé une coalition appelée « Protect protest » — « protégez ceux qui protestent » — pour lutter contre les procès baillons intentés par les entreprises pour attaquer et harceler les militants et leurs avocats.
Cette coalition a récemment nommé Chevron « Entreprise tyran de l’année » pour son agressivité et son harcèlement juridique envers les activistes et les avocats qui tentent d’obtenir justice.
29 lauréats du prix Nobel ont publié le 17 avril 2020 une Déclaration par laquelle ils demandent « à tous ceux qui luttent pour sauver notre planète de se joindre à nous pour soutenir les plaignants équatoriens et leur avocat Steven Donziger, injustement privé de liberté depuis plus de huit mois ».
Le 18 mai 2020, plus de 75 ONG internationales, dont plusieurs Organisations juridiques internationales et les principaux réseaux de défense des Droits humains, ont signé une lettre ouverte en soutien à Steven Donziger. La lettre identifie son cas comme « l’un des plus importants cas de responsabilité des entreprises et de droits humains de notre époque ».
Les soutiens augmentent aux États-Unis et dans le monde
Pour Marty Garbus, la décision de refuser sa libération est « stupéfiante pour quiconque croit en la primauté du droit », et que le fait de lui refuser un jury et un tribunal impartial est « une violation du droit international et des droits humains universels, une façon d’obtenir une condamnation lorsqu’on manque de preuves. »
Simon Talyor co-fondateur et directeur de l’ONG Global witness est, lui aussi, profondément choqué par les efforts visant à criminaliser Steven Donziger.
« En l’absence d’une meilleure explication, je trouve impossible de ne pas considérer qu’il s’agit d’une vengeance. N’ayant commis aucun crime, Steven est puni pour avoir eu le courage de démontrer que Chevron est responsable du désert toxique laissé en Équateur, désastre qui empoisonne encore aujourd’hui des milliers de personnes. »
Cette affaire nous concerne tous, citoyens et entreprises. Certaines entreprises veulent pouvoir, comme l’a fait Chevron, extraire au plus bas prix possible. Si les manœuvres de Chevron réussissent et que la compagnie et ses dirigeants échappent à la condamnation qui leur impose de dédommager les habitants des zones dévastées par son mode d’exploitation, il sera très difficile, où que ce soit, d’obliger une entreprise à une conduite responsable et respectueuse envers la terre et les gens.
Jody Williams, qui a reçu le Prix Nobel de la paix pour sa Campagne internationale pour l’interdiction des mines antipersonnel terrestres en 1997, conclut :
« Chevron a décidé de diaboliser Steven Donziger avec l’aide de leur allié judiciaire, le juge de district américain Lewis A. Kaplan, utilisant leurs milliards de dollars pour harceler Steven Donziger et sa famille. Ils veulent montrer aux écologistes, et aux militants du monde entier ce qu’il en coûte de s’opposer à des entreprises puissantes, et de vouloir défendre ce que nous croyons être vrai et juste. »
L’étrange système de justice américain est-il en train de créer le Nelson Mandela du capitalocène ?
Reportage par Élisabeth Schneiter, journaliste et auteure du livre « Les Héros de l’Environnement »
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Pour soutenir Donziger financièrement : https://www.donzigerdefense.com/Appel à soutenir l’avocat Steven Donziger privé de liberté pour avoir défendu les communautés indigènes face à Chevron
Complément d’info : L’histoire en 3 minutes de vidéo
* un des vers de l’hymne national des États-Unis Star–Spangled Banner (La Bannière étoilée)
Crédit photo couverture : RODRIGO BUENDIA / AFP