Un vent de lobbying intense souffle sur la France confinée. Alors que la crise climatique est chaque jour plus grave, la plupart des entreprises françaises ou implantées en France exigent que l’État les épargne des normes environnementales en vigueur, en prenant pour prétexte la relance économique du pays. Le monde d’après sera-t-il le refrain désespérant du monde d’avant ?
Un décret pour annuler les consultations publiques
Le 8 avril, alors que la crise sanitaire battait son plein, le gouvernement a publié un petit décret qui n’a pas fait grand bruit dans le débat national, mais aura certainement de lourdes répercussions sur le terrain.
Dans des domaines aussi larges qu’imprécis, les subventions publiques, l’aménagement du territoire, la construction, l’emploi, l’environnement, le « décret relatif au droit de dérogation reconnu au préfet » autorise désormais toutes les préfectures de France à contourner les normes et les règlements de l’État par simple arrêté, lorsque la décision est « justifiée par un motif d’intérêt général et l’existence de circonstances locales ».
Autrement dit, ce décret donne aux préfets le pouvoir d’esquiver la consultation publique, d’alléger toute démarche administrative, d’éluder les règlementations qui protègent la santé et l’environnement, ou encore d’affranchir les entreprises de certaines procédures préalables à leur mise en activité, en somme de devenir les arbitres de la vie locale.
Comme le montre le journal Reporterre, ce décret constitue en réalité une extension à l’ensemble du territoire national d’un processus expérimental mené dans les régions Pays-de-la-Loire et Bourgogne-Franche-Comté, ainsi que quelques départements comme le Lot, la Creuse ou Mayotte, depuis le 1er janvier 2018. Le précédent décret, en vigueur dans des zones restreintes, conférait des pouvoirs identiques aux préfets : réduction des délais, allègement des normes, dérèglementation, arbitrage…
Un rapport d’information, présenté en juin 2019 par deux sénateurs de l’aile droite, a examiné 61 des 183 arrêtés pris dans le cadre de cette expérimentation. Et le résultat est clair : sur les 61 arrêtés, 34 ont facilité des subventions publiques, 2 des activités sportives ou associatives, et 19 ont permis de déroger à des normes environnementales ou agricoles.
Les préfets interrogés par les rapporteurs leur ont par ailleurs confié que ce décret risquait d’allonger « la durée des procédures d’instruction des décisions administratives » et de « donner l’impression d’un État arbitraire prenant des décisions différentes en fonction des demandeurs et des collectivités territoriales concernées ». Mais ces craintes n’ont pas été écoutées.
Le décret du 8 avril dernier s’inscrit dans le contexte tendu, émaillé d’incertitudes, de la relance économique du pays après le confinement. De quoi demain sera-t-il fait ? Une fois la crise derrière nous, à quelle sauce serons-nous mangés ? Va-t-on de nouveau socialiser les pertes, tout en continuant de privatiser les bénéfices ? Le monde d’après sera-t-il le refrain désespérant du monde d’avant ?
Soyons-en certains, les généraux du monde d’hier se démènent pour que le terrain du retour à la vie normale soit en leur faveur. Rien ne doit changer, c’est le mot d’ordre de leur bataille ; reculons, reculons, telle est leur véritable intention.
Un lobbying anti-social et anti-écologique, au nom de la relance économique
Nous savons que plusieurs organisations d’entreprises mènent d’ores et déjà des actions coordonnées auprès du gouvernement afin que celui-ci infléchisse, reporte ou annule bon nombre de normes environnementales qui pourraient nuire à la reprise économique.
Le député Matthieu Orphelin (ex-LREM, désormais écologiste, ce qui en dit long) s’est scandalisé lundi 20 avril, dans une lettre adressée aux « patrons des patrons », que la crise du coronavirus soit devenue le nouveau prétexte des entreprises pour se débarrasser de normes d’intérêt collectif. Les grandes entreprises françaises ou implantées en France se sont engagées dans un front extrêmement virulent de lobbying et comptent bien abattre tous les obstacles qui se mettraient en travers de leurs intérêts.
Preuves à l’appui, le député du Maine-et-Loire accuse les plus grands syndicats d’entreprises, comme le Medef, l’Association française des entreprises privées (Afep, 113 premiers groupes actifs en France), le CCFA (constructeurs automobiles), ou l’Iata (secteur aérien), de vouloir revenir sur les principales dispositions des lois environnementales de ces dernières années, à l’échelle française et européenne.
Réduction des émissions de gaz à effet de serre, économie circulaire, gestion durable des ressources, toutes les avancées récentes en matière d’environnement sont remises en cause par le lobby du patronat, d’une manière plus décomplexée que jamais.
Selon l’AFEP dans une note interne rendue publique par Le Monde, le cadre juridique environnemental serait « un frein pour sortir de la crise économique », car il mobiliserait des « ressources importantes au sein des entreprises » qui n’en ont apparemment pas les moyens, puisqu’elles doivent relancer leur activité.
Les plus grandes entreprises de France réclament une mobilisation générale : plus de travail, plus de subventions, moins de règlementations. Et tant pis pour le climat.
Pour ce faire, toutes les méthodes sont bonnes à prendre : courriers adressés aux ministres, lobbying auprès de la Commission européenne, critiques féroces contre les normes environnementales dans les médias, diffusion de propositions thématiques qui remettent « provisoirement » en cause les règles… Le respect de l’environnement semble être la plus grande inquiétude des caporaux de l’industrie. Le gouvernement le reconnaît lui-même : un vent de lobbying souffle sur le pays.
« Ceux qui s’opposent aujourd’hui sont les mêmes que ceux qui s’opposaient ces dernières années lors du vote des textes pro-climat », confie au Monde un conseiller du ministère de la Transition écologique.
Leurs critiques des normes environnementales ne datent donc pas de la crise sanitaire, dont de nombreuses entreprises cherchent à tirer parti. Bref, de l’instrumentalisation.
A l’Union Européenne, la montée au créneau contre le Green Deal
Au niveau européen, les lobbies se battent contre le « Green Deal », l’un des principaux étendards de la nouvelle Commission européenne. Sous prétexte d’emploi et de sécurité alimentaire en temps de crise, la Copa-Cogeca, lobby européen de l’industrie agricole, mène une lutte acharnée pour que la transformation des systèmes alimentaires et le « verdissement » de la Politique agricole commune (PAC) n’aient pas lieu les prochaines années.
D’autre part, l’Afep recommande à la Commission européenne de ne pas augmenter comme prévu ses objectifs de réduction d’émission de GES sur dix ans, et de reporter au moins pour une année sa directive sur l’échange automatique et obligatoire d’informations dans le domaine fiscal. Traduction : permettez-nous de polluer et d’envoyer nos bénéfices dans des paradis fiscaux le temps que le monde se porte mieux.
Un tel lobbying, qui se déploie dans tous les domaines et à tous les échelons, intervient alors qu’une aide de 20 milliards d’euros a tout juste été débloquée par l’État, le 18 avril 2020, lors du vote de la seconde loi de finances rectificative. Ces 20 milliards d’euros seront accordés aux « entreprises stratégiques » du pays, sans aucune contrepartie environnementale, contrairement à ce que réclamaient un grand nombre de députés et quantité d’ONG comme Greenpeace, Attac ou Oxfam.
Selon Clément Sénéchal, chargé de campagne à Greenpeace France, cette subvention extraordinaire est un « chèque en blanc » offert à des multinationales qui n’étaient plus en position de force.
« L’État aurait pu demander aux entreprises une réduction des émissions de gaz à effet de serre, des contreparties en terme de gouvernance pour que les choix d’investissements et de développement soient conformes aux exigences environnementales, ou un mécanisme de sanctions pour les entreprises qui ne respecteraient pas les trajectoires fixées. »
On ne sait pas encore quelles entreprises bénéficieront de cette aide. Renault et Air France ont déjà été évoqués. Le secteur aérien est particulièrement touché par la crise. Les frontières fermées, les habitants confinés, tous les avions restent cloués au sol dans la plupart des pays développés du monde. Certains pensent qu’aucune compagnie aérienne ne pourra survivre sans une aide de l’État.
En France, le gouvernement travaille à un plan de sauvetage d’Air France, fleuron national du transport aérien. Si la nationalisation pure et simple a récemment été écartée par le ministre de l’Économie, celui-ci compte éponger massivement le déficit de l’entreprise : à ce titre, le gouvernement prévoirait de lui garantir un prêt de 7 milliards d’euros auprès des banques, sans aucune réciprocité, évidemment.
Dans une campagne menée par Notre Choix, de nombreuses ONG exigent que ces renflouements massifs des compagnies aériennes soient conditionnés à des engagements environnementaux. Le secteur aérien ne « peut reprendre ses activités habituelles une fois la crise du Covid-19 terminée », déclare le collectif. Responsable de 5 à 8 % de l’impact climatique mondial, refusant de contribuer aux réductions de gaz à effet de serre et nourri depuis des dizaines d’années d’exonérations fiscales, le secteur aérien ne peut exiger aujourd’hui que l’argent public finance son renflouement.
Aujourd’hui, l’État a toutes les cartes en main pour refondre le secteur sur un modèle plus durable et respectueux du bien commun. Mais pour le moment, il préfère accorder davantage de pouvoirs aux préfets.