C’était le miracle de la vie : un étang où prédateurs et proies viennent s’abreuver, un puits où se retrouvent les habitants d’un village. Une source du voisin où on vient se fournir quand la sienne était à sec. Aujourd’hui, elle est un bien financier retenu par des vannes qui s’ouvrent dès qu’on a acheté sur une application de téléphone portable. L’eau est la ressource la plus convoitée de la planète. 70% de l’eau mondiale est utilisée pour nourrir les hommes. Sans eau, plus de vêtements, plus de voiture, plus de portable, plus de maison et plus de nourriture. Le reportage de Jérôme Fritel nous plonge dans une guerre qui a déjà commencé, et qui sera le grand enjeu de demain.
L’eau, un produit financier comme un autre ?
C’est ce que soutiennent nombre de financiers qui décident d’augmenter le prix de l’eau pour créer un marché comme celui du pétrole. Nous sommes au début de la révolution financière de l’eau. Une guerre a déjà commencé, entre la mainmise des marchés financiers et les mobilisations citoyennes.
C’est au cœur de la City londonienne que l’eau est devenue une denrée financière. En 1989, Margaret Thatcher, devant la Chambre des Communes, déclare : « La privatisation de l’eau sera un succès ». L’année suivante, le nombre de personnes se voyant coupés l’eau faute d’avoir pu payer leur facture tripla. Dix ans plus tard, une loi interdira cette pratique.
Au début des années 2000, Les Fonds de Capital Investissement sont créés. Aussi appelés Fonds Vautours, ils sont créés pour dix ans et cherchent la rentabilité à court terme. McQuarie, un fond australien, en est un symbole. Conscients que la population mondiale augmente, la nouvelle génération d’investisseurs a compris que la consommation d’eau devient un investissement idéal. Dès lors, les factures d’eau augmentent, les dividendes reversés aux investisseurs aussi, et l’évasion fiscale tourne à plein régime.
Ce serait 3 milliards d’euros qui auraient été ainsi ponctionnés chaque année. Et au bout de dix ans, 50 milliards de dettes, que seuls les consommateurs auront à payer.
L’Australie est le pays le plus chaud de la planète. C’est là que se joue le scénario de ce que deviendra le rapport à l’eau dans le monde. Chaque année, l’État des quotas aux éleveurs, aux industriels et aux villes. Les éleveurs qui le peuvent doivent acheter l’eau sur des marchés privés, s’endettant et risquant de tout perdre si les températures augmentent, ce qui est déjà le cas. L’eau est enfermée dans des vannes qui s’ouvrent automatiquement quand l’éleveur a payé.
Waterfind est la première bourse mondiale de l’eau. Le prix actuel est environ de 350 euros le mégalitre (un million de litres). Tom Rooney, PDG de Waterfind, défend l’argument en vogue dans ces milieux :
« N’est-ce pas bien de donner une valeur à l’eau ? En lui fixant un prix, on apprendra à mieux la respecter. »
1 500 litres d’eau pour faire un steak.
Mais le schéma ne se résume pas à des consommateurs d’eau à la merci d’exploitants avides. Nous, consommateurs, les nourrissons dans un savant cercle vertueux pour la finance : car le marché de l’eau dépend de l’agriculture intensive, en particulier de l’élevage. 1 500 litres d’eau pour faire un steak. Toute forme d’agriculture intensive consomme énormément d’eau. En Australie toujours, les amandes exportées dans le monde entier offrent un excellent rapport quantité d’eau-bénéfices. L’entreprise Webster Company, productrice d’amandes, détient un stock d’eau d’une valeur de 200 millions d’euros. Brendan Barry est le gestionnaire de l’eau. On le voit discuter avec un trader de deux bonnes nouvelles : la sécheresse fait augmenter le prix de l’eau, et les éleveurs ruinés offrent un bon potentiel d’acquisition de terres à bon marché.
Mike Young, économiste australien mondialement reconnu, conseiller de l’ONU, a théorisé le marché de l’eau, et annonce : « Les pénuries de l’eau ont déjà commencé. D’ici 2050, la moitié de l’humanité vivra avec des ressources limitées. L’eau doit être gérée d’une manière très précieuse, et utilisée le mieux possible pour gagner de l’argent et nous nourrir. » Partisan de la création de comptes d’eau gérés comme des comptes en banque, il affirmait en 2017 :
« L’Australie a l’un des meilleurs systèmes de répartition de l’accès à l’eau au monde, notamment grâce aux réformes réalisées ces vingt dernières années qui ont permis de redéfinir nos droits à l’eau sous forme de parts ».
Avec le système qu’il a inventé, la météo devient la variable d’ajustement des marchés : plus il fait sec, plus les affaires sont bonnes. « Quand l’eau se fait rare, certains doivent arrêter d’en consommer. Les marchés sont là pour découvrir et désigner ceux qui doivent sortir de l’agriculture. » À ses élèves, il dit : « Mon cours vous permettra de faire du monde un meilleur endroit où vivre »
Un éleveur vend sa ferme. Ses machines qui devaient lui apporter la prospérité, ses bâtiments qui faisaient sa fierté, ses vaches dont il a connu les mères, les grand-mères, les arrière-grand-mères, la terre que son père lui a confiée et d’où pour la première fois il devra partir. Cet éleveur n’est pas seulement une victime d’un système : il en est le partenaire consentant et perdant. À son échelle aussi, il a voulu produire toujours plus et créer de la richesse, dans un système dont il ne maîtrisait pas les variables.
Au pays du business de l’eau, il n’y a pas les bons d’un côté et les méchants de l’autre. Il y a tout un système qui change et auquel chacun doit s’adapter. C’est ainsi que les écologistes font des deals avec les rois de l’eau, en négociant des zones sanctuaires où l’eau ne sera pas marchandée, contre le vote d’une Réforme de l’Eau favorable aux traders. Les associations écologistes elles-mêmes ont dû acheter de l’eau pour la restituer à la nature. « Si nous voulons être sûrs que la rivière reste vivante, nous devons créer des marchés pour acheter et vendre l’eau », affirme Sarah Hanson-Young, sénatrice du parti écologiste.
Si l’Australie est un laboratoire de la gestion de l’eau, ailleurs déjà la question se travaille. Willem Buiter, conseiller économique de la banque Citigroup, décrit lui-même les terribles sécheresses qui ravagent deux lieux emblématiques de l’agriculture intensive : la Californie et le sud de l’Espagne. Sa conclusion :
« Il faut faire payer aux gens le véritable prix de l’eau pour qu’ils réalisent que chaque fois qu’ils en boivent une gorgées, il y a un coût. Il faut qu’ils le sentent au niveau du portefeuille. Comment les convaincre de réduire leur consommation si vous leur donnez gratuitement ? »
Il serait confortable de se dire « Ces gens sont fous ». Ils sont en réalité la rationalité même du système dans lequel nous vivons. Le conseiller demande au réalisateur pourquoi il serait immoral de commercialiser l’eau. Celui-ci répond « Parce que l’eau c’est la vie. » La réponse du conseiller est implacable de réalisme : « Vous payez bien votre assurance santé. » En effet, comment nous offusquer de la privatisation de l’eau alors qu’elle est l’aboutissement logique de tout un système qui régit nos vies et que nous acceptons bout par bout ? Quand le conseiller affirme « Ce n’est pas parce que l’eau c’est la vie qu’elle ne doit pas avoir de prix », est-il en train d’énoncer une aberration, à l’heure où derrière nos vêtements pas chers ou nos téléphones, se cachent l’esclavage et les vies brisées de millions d’enfants ? Soyons donc horrifiés, mais devant notre propre miroir collectif.