Dirigeant depuis 2017 du groupe CMA CGM, le milliardaire Rodolphe Saadé, proche d'Emmanuel Macron, continue de s'immiscer dans le paysage médiatique français. Outre les chaînes BFMTV et RMC, la filiale du groupe créée en 2021, CMA Media, possède également les journaux La Tribune, La Provence et Corse Matin et accentue son ascension en rachetant officiellement le média Brut le 12 septembre dernier.
Un empire global, du transport maritime aux médias
Rodolphe Saadé, héritier de Jacques Saadé, fondateur de CMA CGM, ne se contente plus de posséder l’un des leaders mondiaux du transport et de la logistique, il entre avec vigueur dans le cœur du débat public et de l’info-continue.
Rodolphe Saadé et sa famille se classent à la sixième place du palmarès Challenges des plus grandes fortunes de France. Pendant la crise liée au Covid-19, leur groupe de transport maritime a multiplié par sept sa fortune en enregistrant des bénéfices historiques, atteignant 23,5 milliards d’euros en 2022, grâce à l’envolée des tarifs du transport maritime.
Par ailleurs, l’entreprise profite d’une niche fiscale sur le fret maritime (le régime de la taxe au tonnage), ce qui lui permet de payer des impôts dérisoires, au regard des plus de 45 milliards d’euros de profits que CMA CGM a cumulés entre 2020 et 2024.
En plus d’être très peu taxé sur ses mégaprofits, Rodolphe Saadé bénéficie d’un dispositif d’optimisation fiscale sur les dividendes remontés à sa holding familiale, Merit France SAS, qui détient 72,6 % du capital de CMA CGM. Le régime fiscal européen « mère-fille » a entrainé une imposition de seulement 1,25% sur les 5 milliards d’euros de dividendes versés entre 2021 et 2023.
À partir de ces marges, le milliardaire s’est engagé dans une diversification stratégique. En plus de racheter des entreprises de transports, il monte en puissance dans les médias. Avec sa force de frappe, il acquiert de grands titres en seulement trois ans : le groupe Provence en 2022, La Tribune en 2023, puis Altice Media (BFM-TV, RMC) en 2024.
Le dernier investissement en date soulève des inquiétudes. Le très influent média en ligne Brut, qui dépasse les deux milliards de vues par mois, réputé pour ses formats vidéos courts sur les réseaux sociaux, attire les jeunes générations. Elsa Darquier en reste néanmoins la directrice générale, mais sera désormais sous l’autorité de Claire Léost, récemment nommée présidente de Brut et directrice générale de CMA Media.
L’indépendance éditoriale menacée
L’acquisition de chaînes d’information en continu, de quotidiens et d’un média en ligne place Rodolphe Saadé aujourd’hui à la tête de canaux dont dépend une part significative de l’opinion publique française.
Selon une enquête du journal Libération, un groupe de dix milliardaires représente 90 % des ventes de quotidiens nationaux, 55 % de l’audience des télévisions et 40 % de celle des radios.
Cette tendance globale, où les oligarchies économiques prennent pied dans le secteur médiatique, à l’image de Xavier Niel, Bernard Arnaud, Arnaud Lagardère, Daniel Křetínský, Martin Bouygues ou Vincent Bolloré, menace le pluralisme et l’indépendance de l’information.
L’une des questions posées est celle de la frontière entre propriété et usage éditorial, surtout lorsque le propriétaire exprime publiquement ses positions sur des sujets politiques ou sociaux et que celles-ci sont relayées par ses propres médias.
Le 19 septembre dernier, les Sociétés des journalistes (SDJ) de BFMTV, RMC et La Tribune ont dénoncé la diffusion à l’antenne de BFMTV d’extraits de la tribune de Rodolphe Saadé publiée dans La Provence après le mouvement « Bloquons tout » du 10 septembre, où il écrivait que « les entreprises ne sont pas des adversaires, elles sont des partenaires de la Nation ».
Auditionné le 17 septembre à l’Assemblée nationale, Rodolphe Saadé a assuré « ne pas s’immiscer dans la ligne éditoriale » des médias qu’il possède. Pourtant, l’incident survenu en 2024 au sein du média La Provence, qui a déclenché une grève illimitée de la rédaction, laisse planer le doute. Le directeur de la rédaction du média avait été mis à pied après un titre de Une qui ne plaisait pas à des élus macronistes.
Celui qui se présente comme patron de presse affirmait dans une interview au Monde en 2024 : « Il y a des principes à respecter, comme celui de l’indépendance des rédactions, et je les respecterai. Mais mon objectif n’est pas uniquement de mettre de l’argent sur la table et de ne plus m’en soucier. Avec mon investissement, j’apporte les valeurs universelles de mon groupe et de ma famille : loyauté, exemplarité, intégrité, travail ».
Pour la journaliste Aurore Gorius, ce discours révèle une méconnaissance du fonctionnement des médias puisque demander aux salarié·es de respecter une « loyauté » envers l’actionnaire revient à leur interdire certaines critiques ou de couvrir certains sujets. Elle souligne que « c’est une valeur qui rentre en opposition avec les valeurs journalistiques ».
Tout récemment, de nouvelles accusations sont venus étayer ces craintes, ainsi que le révèle une enquête de Mediapart. Les équipes de direction du journal de l’ultrariche Saadé auraient reçu pour consigne de ne pas utiliser le terme « ultrariche ». Des censeurs auraient même modifier des articles en ligne pour supprimer le terme « ultrariche », et ce, à l’insu des journalistes à l’origine des articles.
Dans un contexte de préparation d’une présidentielle imminente, la proximité de Rodolphe Saadé avec Emmanuel Macron soulève les inquiétudes quant à la possible utilisation des lignes éditoriales comme instruments de lobbying ou d’influence dans le débat politique national.
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