Promulguée le 1er avril 2025, cette loi fait de l’Espagne le troisième pays de l’Union européenne à se doter d’un cadre législatif dédié à la lutte contre le gaspillage alimentaire, après la France et l’Italie. Une ambition qui s’inscrit directement dans le sillon des directives européennes en la matière.
Chaque année dans le monde, selon la FAO, 14 % des aliments sont jetés ou perdus avant d’arriver en magasin, lors de la récolte, de la transformation ou du transport – on parle de pertes alimentaires –, et 19 % supplémentaires le sont par les distributeurs, les restaurateurs ou les consommateurs, ce qu’on désigne alors comme du gaspillage alimentaire. Au total, un tiers de la production alimentaire mondiale finit à la poubelle.
Ce problème représente non seulement un désastre environnemental — en termes d’eau, d’émissions de CO₂ ou d’occupation des sols — mais aussi un scandale éthique, dans un contexte de précarisation croissante de l’alimentation.
Pour répondre de manière concrète à ce défi mondial, l’Espagne a promulgué une loi visant à prévenir les pertes et le gaspillage alimentaires sur l’ensemble de la chaîne de production et de consommation. Une initiative qui inscrit le pays dans une dynamique impulsée par l’Union européenne et les Objectifs de Développement Durable (ODD) des Nations unies, notamment l’ODD 12.3, qui appelle à réduire de moitié le gaspillage alimentaire par habitant d’ici 2030.
Un alignement avec les objectifs européens
Adoptée en parallèle de la validation de la directive européenne relative à la gestion des déchets, la loi espagnole entend répondre aux exigences fixées par l’UE. La directive, dans sa version de 2025, introduit des objectifs pour les États membres : une réduction de 10 % des pertes dans la transformation et de 30 % du gaspillage par habitant d’ici à 2030, par rapport à la moyenne des années 2021 à 2023.
Dans ce contexte, l’Espagne fixe ses propres seuils de réduction : une baisse de 50 % du gaspillage alimentaire par habitant, et de 20 % des pertes alimentaires d’ici à la fin de la décennie. Une ambition qui positionne l’Espagne comme l’un des pays les plus volontaristes de l’Union à côté de la France et l’Italie.
La législation espagnole se distingue toutefois par son champ d’application étendu. Elle concerne tous les acteurs de l’alimentaire : des acteurs de la production et de la transformation aux consommateurs, en passant par les transporteurs et les distributeurs. Seules les micro-entreprises, les petits commerces de moins de 1300 m² et les très petites exploitations agricoles sont exemptés.
Autre spécificité notable : les acteurs du secteur primaire sont directement concernés, tandis que la France, avec la loi Garot, s’est principalement concentrée sur la grande distribution. Une inclusion qui pourrait faire la différence, sachant que les pertes alimentaires représentent une part importante du gaspillage mondial.
Prioriser les usages, éviter la destruction
La loi impose également un ordre de priorité dans le traitement des invendus, inspiré de la hiérarchie européenne en matière de gestion des déchets. En clair : lorsqu’une denrée ne peut pas être vendue, elle doit – dans cet ordre de priorité – soit être donnée, être transformée, être utilisée comme nourriture animale, et en dernier recours, être recyclée (compost, biocarburant…).
Pour garantir la mise en œuvre de ces principes, la loi impose aux acteurs concernés la rédaction de plans de prévention. Ces documents doivent décrire les actions concrètes prévues pour réduire le gaspillage, y compris la valorisation des produits dits « moches » ou les accords de dons avec des associations, qui sont fortement encouragés.
Dans un souci d’optimisation de la sécurité alimentaire du pays, toute destruction délibérée de denrées encore propres à la consommation – comme l’usage de javel sur des invendus – est également interdite et sévèrement réprimée.
Pour s’assurer que ce nouveau cadre législatif impulse efficacement des changements de comportement rapide auprès des acteurs de l’industrie alimentaire et des consommateurs, l’Espagne a fait le choix d’élaborer un système de sanctions progressives. Une première infraction, qualifiée de « mineure », est sanctionnée d’un avertissement ou d’une amende pouvant atteindre 2 000 €. En cas de récidive, l’amende peut grimper jusqu’à 60 000 €, voire même atteindre 500 000 € si une destruction intentionnelle de nourriture est constatée.
Le défi de l’application
Reste à savoir si cette loi ambitieuse sera effectivement appliquée. L’exemple français incite à la prudence. En 2016, la loi Garot faisait figure de pionnière en interdisant aux grandes surfaces de jeter leurs invendus. Pourtant, un rapport parlementaire publié en 2019 pointait de nombreuses limites : manque de contrôles, absence de suivi, peu de sanctions effectives, que les rapporteurs ont attribué à « l’absence de moyens consacrés à la mise en œuvre [des] obligations » établies par cette loi.
L’Espagne semble avoir tiré les leçons de cette expérience. Sa nouvelle législation prévoit un plan national de contrôle des pertes et du gaspillage alimentaire par le biais d’un dispositif de suivi annuel piloté par le ministère de l’Agriculture. Mais là encore, son efficacité dépendra de la capacité des administrations à accompagner les acteurs concernés, assurer une supervision efficace et sanctionner si nécessaire.
L’adoption de cette loi constitue une avancée majeure dans la lutte contre le gaspillage alimentaire, non seulement en Espagne, mais aussi à l’échelle européenne et mondiale. Face à un enjeu qui ignore les frontières, seule une stratégie de coordination internationale ambitieuse permettra d’y répondre efficacement.