Les fourmis Matabele produisent des antimicrobiens capables de soigner des blessures infectées avec une efficacité stupéfiante. Un modèle d’intelligence collective et de médecine naturelle qui intrigue les chercheurs face à l’antibiorésistance humaine.
Elles sont petites, presque invisibles dans l’agitation humaine. Et pourtant, elles soignent, diagnostiquent, désinfectent… Mieux que nous. Une récente étude menée sur la fourmi Matabele (Megaponera analis) montre que ces insectes sociaux produisent une véritable pharmacie biologique, capable de neutraliser des infections graves avec une efficacité sidérante. Dans un monde rongé par l’antibiorésistance, les fourmis pourraient bien devenir nos nouvelles alliées médicales.
La scène se passe dans la savane d’Afrique subsaharienne. Une troupe de fourmis Matabele revient d’un raid contre une termitière. Dans ces combats d’une rare brutalité, une vingtaine de combattantes, sur les quelque 1 000 à 2 000 membres de la colonie, reviennent chaque jour mutilées. Normalement, une plaie ouverte en milieu tropical, c’est la mort assurée : en 24h, 9 fourmis sur 10 meurent d’une infection si elles ne sont pas prises en charge.
Des fourmis sauvées par l’antibiotique naturel
Mais les blessées ici ne sont pas laissées à l’agonie. Elles sont récupérées par leurs sœurs, nettoyées, puis traitées avec une substance antibiotique produite naturellement par une glande spécialisée, située à l’arrière du thorax : la glande métapleurale.
Une étude internationale dirigée par Erik Frank (Université de Würzburg) et Laurent Keller (Université de Lausanne), publiée dans Nature Communications en 2023, révèle l’incroyable composition de cette sécrétion : 112 composés chimiques dont 35 alcaloïdes antimicrobiens, 14 acides carboxyliques, et 41 protéines, certaines aux fonctions proches de toxines, enzymes cicatrisantes ou peptides antimicrobiens.
Le traitement réduit la mortalité des fourmis infectées de 90 % à seulement 8 – 22 %. Une performance médicale que peu d’antibiotiques humains égalent.
Un diagnostic précis pour un traitement adapté
En 2014, Erik Frank observe un phénomène inattendu au cœur d’une colonie de fourmis africaines : des individus rapatrient les blessés au nid en les saisissant entre leurs mandibules. « Cela m’a vraiment surpris », confie-t-il à La Relève et La Peste. « C’est, à mes yeux, la forme de soin la plus élaborée du monde animal après celle des humains ». Le jeune myrmécologue (spécialiste des fourmis) relate cette découverte dans « Combattre, sauver, soigner – Une histoire de fourmis », publié chez CNRS Éditions.
Les fourmis ne soignent pas au hasard. Avant d’appliquer le traitement, elles « sentent » si la blessure est infectée. Comment ? Grâce à une modification du profil d’hydrocarbures à la surface de la fourmi blessée. Ce changement chimique, détectable par les antennes des autres, agit comme un signal d’alerte biologique.
Ce diagnostic permet d’éviter les soins inutiles : les plaies non infectées sont juste nettoyées. Mais dès que l’infection s’installe, les sécrétions antibiotiques sont mobilisées — souvent dans les 10 à 12 heures suivant la blessure, quand les bactéries comme Pseudomonas aeruginosa (bien connue aussi chez l’homme) atteignent un pic de virulence.
Le plus surprenant, c’est que les composés produits par les fourmis agissent contre des agents pathogènes résistants chez l’homme, comme Pseudomonas aeruginosa, l’une des bactéries les plus coriaces en milieu hospitalier. Selon les chercheurs, plusieurs composés non encore identifiés pourraient ouvrir la voie à de nouveaux antibiotiques d’origine naturelle, moins sujets à la résistance.
« Si l’on approfondissait l’étude de ces sécrétions, on pourrait potentiellement découvrir de nouveaux traitements, notamment pour lutter contre l’antibiorésistance », confirme Erik Frank pour La Relève et La Peste.
Une fourmi Matabele soignant la blessure d’une congénère dont plusieurs pattes ont été arrachées par des soldats termites. – Crédit : Erik T. Frank
Les fourmis charpentières de Floride amputent leurs congénères
Dans la même veine, une autre étude publiée en juillet 2024 dans Current Biology révèle que les fourmis Camponotus floridanus (charpentières de Floride), qui ne disposent pas de glande antimicrobienne, ont trouvé une autre solution : l’amputation ciblée des membres blessés.
Elles coupent net la patte d’une congénère si celle-ci est blessée au fémur (76 % des cas), car cela permet de ralentir l’infection — le fémur contenant les muscles de pompage de l’hémolymphe (le “sang” des insectes). En revanche, en cas de blessure au tibia (où l’infection se répand en moins de 5 minutes), elles optent pour un léchage intensif mais sans chirurgie.
« Si les Matabele restent les seules à avoir dévoilé un tel système de soin antimicrobien, je suis convaincu que d’autres insectes ont développé des comportements similaires », confie Erik Frank pour La Relève et La Peste.
« Durant des siècles, on ne s’était jamais intéressé à la blessure chez l’insecte, car on croyait, à tort, qu’ils ne se souciaient pas de leurs congénères. »
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