En 2023, le phénomène météorologique El Niño avait fortement affecté le niveau d’eau des lacs qui alimentent le canal de Panama, causant ainsi un ralentissement du commerce maritime. Afin d’anticiper d’autres événements similaires, provoqués par le changement climatique, le gouvernement panaméen défend un projet de barrage. Mais ce dernier, qui déplacerait plus de 2 000 locaux, suscite des inquiétudes sociales et écologiques.
Le canal du Panama face à la sècheresse
Construit en 1904 et opérationnel depuis 1914, le canal de Panama, long de 80 kilomètres, permet de relier l’océan Atlantique à l’océan Pacifique en huit à dix heures, évitant plusieurs semaines de trajet par voie maritime traditionnelle. Ce passage stratégique concentre chaque année 2,5 % du commerce maritime mondial – permettant le transit de 14 000 navires – et représente 3,1 % du PIB du Panama.
Pourtant, cette infrastructure clé est aujourd’hui gravement menacée. Son fonctionnement repose sur un système d’écluses gigantesques qui nécessitent d’énormes quantités d’eau douce. Chaque transit consomme environ 200 millions de litres d’eau, en grande partie rejetés dans la mer. Deux réservoirs artificiels, le lac Gatun et le lac Alajuela, alimentés par les précipitations, assurent non seulement le fonctionnement des écluses, mais aussi l’approvisionnement en eau potable des populations riveraines.
Cependant, en 2023, le phénomène climatique El Niño a provoqué une sécheresse historique, la troisième plus sévère des 110 ans d’existence du canal. En octobre, la réduction drastique des précipitations a entraîné une chute du trafic maritime, passant de 36 transits quotidiens à seulement 15. Plus de 160 porte-conteneurs se sont retrouvés en attente, causant des embouteillages maritimes ainsi que des pertes économiques majeures.
Le projet Rio Indio : une solution controversée
Face à l’urgence, le gouvernement panaméen défend un projet de réservoir sur le Rio Indio, qui endiguerait la rivière Indio toute proche. Après avoir endigué la rivière, le projet prévoit de creuser un tunnel de montagne de 8km reliant le nouveau réservoir au lac Gatun, qui alimente le canal en eau.
Ce barrage, de 840 mètres de long et 80,5 mètres de haut, pourrait fournir jusqu’à 15 transits supplémentaires par jour pendant la saison sèche. Ce projet titanesque, estimé à 1,6 milliard de dollars, vise également à sécuriser l’approvisionnement en eau potable pour les 4,5 millions d’habitants du pays.
Selon l’administrateur adjoint du canal, Ilya Espino de Marotta qui s’est exprimé auprès de Reuters, ce réservoir, dont la construction pourrait prendre cinq ans ou plus, offrirait « la solution la plus complète (face aux sécheresses plus fréquentes) pour les cinquante prochaines années ».
Cependant, ce projet implique des sacrifices. Les vallées fluviales d’El Zaino et de La Arenosa, riches en biodiversité et habitées par des communautés agricoles, seraient submergées. Près de 2 260 personnes devraient être relogées, et 2 000 autres seraient partiellement affectées. Le gouvernement a promis un budget de 400 millions de dollars pour indemniser les familles, mais la méfiance est palpable. À Tres Hermanas, village emblématique du Rio Indio avec ses deux écoles, ses églises et sa clinique, les habitants sont divisés : certains exigent des compensations justes, tandis que d’autres refusent catégoriquement de quitter leurs terres ancestrales.
« Nous sommes nés et avons grandi ici. Si nous partons, ce ne sera pas parce que nous le voulons, mais parce que nous le devrons », a déclaré, à Reuters, Paulino Alabarca, 60 ans, un riziculteur né à Tres Hermanas.
Les habitants opposés au projet bénéficient du soutien du Countrymen Coordinator for Life, un groupe d’activistes connu pour son rôle dans le blocage récent d’un contrat controversé avec la compagnie minière canadienne First Quantum Minerals. En novembre 2023, après cinq semaines de manifestations massives, la Cour suprême de justice a annulé le contrat qui octroyait à la compagnie canadienne le droit d’exploiter une mine de cuivre à ciel ouvert.
Le barrage sur le Rio Indio n’est pourtant pas l’unique option envisagée. Un projet de transfert d’eau depuis le réservoir du fleuve Bayano aurait permis de renforcer l’approvisionnement sans déplacer de populations. Mais cette solution, qui gagne du terrain auprès des communautés, a été écartée il y a plusieurs années par l’administration du canal en raison de son coût élevé et de la complexité de négociations avec AES Panama, propriétaire des infrastructures hydroélectriques de la région.
Des risques d’atteintes aux écosystèmes fluviaux
Du point de vue écologique, LeRoy Poff, expert en écologie aquatique à l’université d’État du Colorado, met en garde contre les « impacts négatifs » du projet Rio Indio, incluant notamment de la déforestation, des atteintes aux écosystèmes fluviaux et une perte de biodiversité.
S’exprimant auprès de Reuters, l’expert avertit : « Il est crucial de maintenir les rivières en bonne santé à mesure que le changement climatique s’accélère ».
Si le président panaméen José Mulino a déclaré que les discussions seraient achevées l’année prochaine, il est toutefois probable que le projet soit reporté, voire suspendu pour une durée indéfinie a affirmé César Petit, économiste principal chez BancTrust & Co, une banque d’investissement spécialisée dans les marchés émergents, auprès de Reuters.
L’urgence du projet est accentuée par les bouleversements climatiques rapides qui frappent le Panama. Ricaurte Vásquez, directeur du canal, a tiré la sonnette d’alarme sur l’intensification des phénomènes El Niño, menaçant l’approvisionnement en eau et l’efficacité du canal. Alors que l’achèvement du barrage n’est prévu que pour 2030, voire au-delà, des mesures temporaires, telles que le regroupement des cargaisons et le recyclage de l’eau, sont mises en place pour pallier les manques immédiats.
Dans cette situation complexe, le Panama devra jongler avec la gestion de ses ressources naturelles, la protection des communautés et la satisfaction de ses besoins économiques.
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