35% des Français sont en souffrance alimentaire. La pauvreté s’accroît d’année en année. Le système alimentaire mondial est extrêmement vulnérable et produit une alimentation qui n’est plus un gage de bonne santé. Sécurité sociale de l’alimentation, ça vous parle ? Avec Éric Gauthier, voyons comment cela peut devenir un puissant levier de changement.
L’association Au maquis est installée à Lauris, dans le Vaucluse et travaille depuis une décennie déjà sur les problématiques liées au bien manger, auprès de populations fragilisées. Et puis, un jour, sonnent au creux de l’oreille d’Éric et de ses collègues, les mots Sécurité sociale de l’alimentation.
Une utopie réalisable
Mais c’est bien sûr ! Il suffit de relire les bonnes pages de l’histoire de France et de remonter en 1946. Le ministre du Travail et de la Sécurité sociale, le communiste Ambroise Croizat, présente alors cette utopie humaniste, issue du programme du Conseil national de la Résistance.
Un des caractères les plus originaux du plan français repose sur la remise complète, entre les mains des assurés eux-mêmes, de la gestion des organismes de Sécurité sociale.
Ces Français, sans formation préalable, inventent et construisent le système de protection de la santé universel le plus efficace du monde. Le système sera géré collectivement jusqu’en 1967, date à laquelle, malgré les grèves massives, le gouvernement Pompidou s’empare de ce bijou.
Aujourd’hui, on peut légitimement penser qu’il manquait un chapitre à cette conception du soin : une alimentation suffisante et de qualité.
Selon la définition de la FAO, « la sécurité alimentaire existe lorsque tous les êtres humains ont, à tout moment, un accès physique, économique et social à une nourriture suffisante, saine et nutritive leur permettant de satisfaire leurs besoins énergétiques et leurs préférences alimentaires pour mener une vie saine et active ».
Éric et ses collègues savent désormais qu’on peut le tenter.
L’expérimentation à Cadenet
Cadenet, c’est un village de 5000 habitants. Comment tester un concept universel sur un petit bout de territoire ? Éric et ses amis ont répondu.
« Nous n’expérimentons pas la Sécurité sociale de l’alimentation dans toute son ampleur. C’est impossible parce que nous n’avons pas d’accès possible à l’universel. Ce que j’ai appris, au fil des années, c’est qu’on doit faire ce pour quoi on est dimensionné. Alors, nous, on s’est lancé sur un test important : l’enjeu démocratique du projet. Parce que c’est par le travail démocratique qu’on change en profondeur les consciences et les systèmes. »
Cadenet a une histoire rurale et agricole riche de maraîchage et de production fruitière. Mais comme partout, l’agro-industrie a gagné du terrain tant dans la production que dans les têtes, et l’alimentation est préemptée par les grandes enseignes de la distribution. On est aussi dans le Vaucluse, un département dans lequel les alertes à la sécheresse se succèdent.
Et aujourd’hui « la plupart des terres autour de chez nous sont en friche, parce que le monde agricole n’est plus économiquement viable ».
Se rassembler pour mieux penser
« Nous, à l’asso, nous sommes convaincus que c’est par le lien social qu’on recréera l’envie de faire du commun et donc de s’en sortir tous ensemble. Mais ça ne veut pas dire que ça se fait tout seul. Dans notre village, comme partout, on est divisés sur plein de points. On est divisé entre les chasseurs et les végétariens, entre les joueurs de foot et les écologistes, entre les gens qui sont trop jeunes et ceux qui sont trop vieux. Tout le monde est divisé de plein de façons et en fait, c’est de ça que naissent toutes ces politiques actuelles auxquelles personne n’adhère. »
Alors Au Maquis, on se retrousse les manches. Comme l’association a beaucoup travaillé autour de l’alimentation et de la production alimentaire sur la région, un réseau de connaissances est déjà constitué. Et cette idée de Sécurité sociale de l’alimentation permet d’entrevoir des solutions non seulement pour ceux qui ont faim mais aussi pour ceux qui produisent et pour les intermédiaires logistiques.
« Nous sommes allés chercher une quinzaine de personnes militantes ou qui travaillaient dans le secteur de l’alimentation : des techniciens de collectivités, des élus, des responsables associatifs, des paysans et une bénévole à l’aide alimentaire. On a fait quelques réunions autour de ce concept et de ce qu’on pouvait en faire. Et là, on se dit que les habitants d’un territoire pourraient déterminer l’alimentation qu’ils désirent. Et ça influe forcément sur la manière dont elle est produite, transformée, transportée, et distribuée. »
Mettre les habitants au boulot
Jean-Michel Fourniau, chercheur et président du groupement d’intérêt scientifique du CNRS, est venu expliquer le fonctionnement d’une convention citoyenne. Avec l’aide d’un expert en panel, est constitué un groupe représentatif de la population du village.
Armés de leur conviction, le recrutement se fait dans les rues de Cadenet, au marché, à la sortie de l’école, au stade de foot, devant le petit supermarché, avec cette question : « est-ce que vous avez envie de participer avec nous à cette action ? »
Le comité citoyen est constitué d’une vingtaine de membres : jeunes, et moins jeunes, hommes, femmes, de toutes tendances et métiers. Au départ, personne n’y connaît rien. L’implication du groupe a surpris tout le monde, peut-être même les participants eux-mêmes !
Même si certains ont quitté les réunions, d’autres les ont remplacés et un travail exceptionnel s’est construit. La première année, au rythme d’une rencontre toutes les deux semaines, le Conseil de l’alimentation de Cadenet (CLAC) n’a pris aucune décision.
Et ce pour une raison évidente : il fallait d’abord apprendre. Apprendre ensemble. Des experts des différents sujets sont intervenus au fil de l’année pour construire un référentiel commun à tous les membres du groupe. Par des exercices de jeux de rôles, les animateurs ont créé les conditions de prise de parole.
« Puis, il y a eu trois jeunes de ce groupe là qui ont dit : nous, on aimerait participer avec vous à créer les animations du groupe. C’est à dire que d’un seul coup, le groupe a cherché à s’autonomiser, c’était génial et on ne s’y attendait pas ! »
Le choix des sujets
Ces personnes qui ne se connaissaient pas et a priori n’étaient d’accord sur rien, ou pas grand-chose, ont pu, au terme de cet apprentissage, discuter et se retrouver sur un consensus riche.
D’abord, pour éviter les éléments de contexte liés à l’actualité, ils se sont projetés pendant trois mois en 2052 et ont réfléchi à ce que pourrait être un système alimentaire.
Et ce qui relevait au départ de la controverse, grâce au référentiel commun et à ce même principe d’apprentissage qui fait l’éducation populaire, est devenu une série d’échanges documentés.
Au terme de cet exercice général, le comité a voulu travailler sur la question du conventionnement. Que signifie prendre en charge l’alimentation des gens ? Sous quelle forme ? Pour quels produits ? Dans quelles conditions ?
« Et puis un jour, je ne sais plus lequel d’entre eux a dit un truc évident : et si on faisait comme pour le médicament ? »
L’équipe a alors travaillé sur des règles de remboursement des produits alimentaires sur une base de 100%, 70% et 30%. Ils ont rencontré, puis sélectionné l’AMAP du village dont les produits bio et bons méritent un remboursement complet ; le magasin de producteurs dont tous les produits ne peuvent pas être remboursés de la même manière parce qu’ils ne sont pas tous maîtrisés sur toute la chaîne ; et puis, l’épicerie du village.
Quand l’envie fait le changement
L’a priori de départ sur l’épicerie qui n’affiche aucun produit bio est qu’elle ne peut pas entrer dans le dispositif. Mais la réalité est tenace et le CLAC, prêt à se laisser surprendre. La rencontre avec Charlotte, l’épicière, révèle qu’elle achète ses légumes à un paysan à quelques kilomètres et que bon nombre d’entre eux sont bio.
Elle ne l’affiche pas parce que bio, ça résonne comme cher et que du coup, elle les vend moins bien. Et puis, elle a une vie épuisante entre les courses au MIN, la gestion du stock, la mise en vente et la compta, elle fait des journées de 15 heures !
Alors, le conseil a décidé de conventionner une partie des produits à 30% pour orienter les choix des clients vers le bio. Charlotte a demandé à être accompagnée pour pouvoir changer ses pratiques d’achat et pouvoir accueillir des produits mieux remboursés dans son magasin.
« Alors là, on y est ! On n’est pas dans la coercition mais dans le désir de faire mieux parce que ça devient possible. Et ça, c’est le cercle vertueux auquel peut conduire la mise en œuvre d’un tel système. »
150 € par mois
La Fondation de France a accordé une subvention de 60 000 € à l’expérimentation et les 25 familles de Cadenet qui ont participé au CLAC ont reçu 150 € par mois pour faire des courses remboursées à 30, 70 ou 100%. Ils se sont approprié l’information qui permet le vrai choix démocratique. Ils ont donc pu déterminer ce qu’ils considéraient comme important pour leur alimentation tant sur le plan de la santé que du plaisir. Ils ont exploré les bonnes pratiques de production et ils ont fait bouger des consciences autour d’eux pendant deux ans.
« Aujourd’hui, ils vont créer une caisse avec 30 à 50 autres personnes parce qu’ils se sont dit qu’ils en avaient déjà bénéficié et de l’apprentissage du fonctionnement. Ils veulent voir comment cela en fait évoluer d’autres et ils ont choisi de se passer de 150 euros par mois. Je trouve ça complètement dingue mais c’est génial. Car au départ, aucun d’eux n’était un militant de l’alimentation. Travailler pour au lieu de lutter contre, cela réveille les énergies comme jamais. »
« A l’intérieur de l’association Au Maquis, nous nous lançons dans un processus de même type car nous allons constituer une caisse alimentaire pour les salariés. »
À la grande surprise d’Éric, la librairie du village d’à côté s’est déclarée intéressée aussi ainsi qu’une auto-entrepreneuse, et avec elle un magasin de producteurs. Et si un jour au foot, Éric parle avec le salarié, et que ça lui donne envie, il ira voir son patron pour lui dire, regarde, la sécurité sociale de l’alimentation existe.
Pour Éric Gauthier, le temps long est une absolue nécessité, car, même avec la conscience aiguë de l’urgence climatique, comme nous n’avons plus le temps de nous tromper, il faut se donner le moyen de faire les choses bien. Et la vraie démocratie, celle qui évite l’esbroufe et les éléments de langage pour engager l’action concrète, a besoin de temps.
L’apprentissage et la constitution d’un référentiel commun sont les seules manières de mettre tout le monde en capacité de penser, de s’exprimer, mais aussi de dépasser les inégalités sociales et culturelles.
C’est également le socle d’une discussion apaisée, argumentée fondée sur l’expression comme sur l’écoute, et donc d’aboutir à des consensus qui fondent des décisions partagées et acceptables par tous. « La démocratie quoi ! »
Pour devenir universel, ce projet doit entrer pleinement dans une politique de santé car 150 € par mois et par Français coûterait 120 milliards d’euros à l’État. Mais si on réfléchit aux économies de santé que cela induit, cette somme semble infiniment plus raisonnable puisqu’en 2020, on estimait le coût des seules maladies chroniques à 168 milliards d’euros en France, hors Covid.
Le projet a été largement présenté pour la première fois à Cadenet lors de la journée des associations, le 9 septembre dernier. Un vrai succès : 60 personnes vont venir à la réunion publique du 5 octobre pour voir comment s’impliquer. Un engouement qui a reboosté à fond l’équipe du CLAC. Un projet vertueux à suivre…
Bibliographie : Manger, Plaidoyer pour une sécurité sociale de l’alimentation par Dominique Paturelle aux éditions Arcane 17.
Sources :
https://www.aumaquis.org/ssa
https://conventionclimat.grenoblealpesmetropole.fr/1379-qui-sont-les-acteurs-de-la-convention-citoyenne-metropolitaine-pour-le-climat.htm /