Face aux gros industriels, il est souvent difficile de se faire une place. Alors que de grandes entreprises vampirisent le marché du CBD, certains petits producteurs-paysans tentent de s’imposer. Les plaintes juridiques à leur encontre s'enchaînent, la puissance des lobbys est forte. La bataille pour le monopole au sein du secteur est féroce.
Dans la commune de Vaour (Tarn), le Chanvre du Griffoul, une entreprise constituée de quatre producteurs-paysans, cultive, transforme et vend sur son site internet des produits à base de CBD biologique. Son objectif est de maîtriser la totalité des étapes, de la production jusqu’à la vente de leurs produits, sans passer par des intermédiaires industriels.
Depuis quelques mois, elle est inquiétée par une des grosses sociétés du secteur, la Ferme du CBD, détenue par Alexandre Bonvin, un millionnaire suisse. Sur le site internet du Chanvre du Griffoul est mentionné plusieurs fois la notion de « ferme du CBD ». Inacceptable pour l’entreprise du même nom qui a assigné en justice les producteurs tarnais. La Ferme du CBD explique « voir son chiffre d’affaires mensuel fortement diminué » et réclame 126 000 euros de dommages et intérêts pour les pertes subies, pour préjudice moral ou encore pour concurrence déloyale. Le procès s’ouvrira le 26 octobre à Bordeaux.
Pourtant l’INPI, l’Institut National de la Propriété Industrielle, a refusé le dépôt de marque de la Ferme du CBD, déclarant que la dénomination doit rester « à la libre disposition des autres professionnels du secteur ».
Ana, une des productrices du Chanvre du Griffoul, a, de son côté, contacté la DGCCRF, Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes, pour leur demander des précisions sur l’utilisation du mot ferme. « Ils m’ont répondu que seules les personnes qui ont un code NAF agricole peuvent utiliser le terme », ce qui n’est pas le cas de la Ferme du CBD dont le code est uniquement affilié à une activité commerciale en ligne.
Le Chanvre du Griffoul n’est pas la seule société à être poursuivie en justice par La Ferme du CBD. Le site CBD.fr, une autre référence du secteur, est attaqué pour les mêmes raisons. Depuis que l’entrepreneur suisse Alexandre Bonvin a racheté l’entreprise, 5 000 plaintes Google ont été déposées. « On dirait qu’il cherche à tuer la concurrence avec un service juridique qui semble être en chasse » assène Ana.
Derrière ces atermoiements juridiques, la guerre pour le monopole au sein de la filière s’intensifie.
Agro-industrie contre paysannerie
Le 30 décembre 2021, un arrêté gouvernemental a interdit la vente de feuilles et de fleurs de cannabis ayant une teneur en THC (substance psychotrope) inférieur à 0,3%, ce qui est le cas du CBD.
Principaux motifs, la « protection des consommateurs » et le « développement sécurisé en France de la filière agricole du chanvre ». Un mois plus tard, le 20 janvier 2022, le Conseil d’Etat suspendait l’arrêté. Ce dernier se heurtait au consensus scientifique selon lequel le CBD n’est pas une substance psychotrope. François-Michel Lambert, le député Liberté Ecologie Fraternité, interrogé durant la session à l’Assemblée qui a précédé l’arrêt, parlait d’un texte « écrit par les lobbys industriels » bénéficiant à « l’agro-industrie ».
Pendant les auditions en commission parlementaire, le représentant de la filière interrogé pour conseiller les députés sur les politiques liés au CBD n’était autre que Ludovic Rachou, PDG de la marque Kaya et président de l’UIVEC, Union des Industriels pour la valorisation des extraits de chanvre, syndicat qui rassemble les plus gros producteurs, transformateurs, distributeurs et laboratoires du secteur.
L’entrepreneur avait même tenté d’aller plus loin, au-delà de l’interdiction des ventes de feuilles et de fleurs, en proposant d’instaurer un droit à être producteur de CBD uniquement si l’agriculteur en question avait un contrat avec un transformateur industriel. Une proposition non retenue par le gouvernement. Les lobbys du secteur avaient également tenté d’imposer des normes chimiques strictes pour l’extraction du CBD. Le procédé d’extraction permet par exemple de produire l’huile de CBD et donc de fabriquer tous les produits dérivés à base de cette plante.
« C’était dans leurs intérêts d’arrêter tout ce qui est fleurs et transformations artisanales pour obliger les chanvriers comme nous à passer par des industries pour pouvoir revendre notre biomasse. On interdit la paysannerie sans le dire » explique Ana.
En janvier 2022, Pierre-Yves Normand, président de Bretagne Chanvre Développement, s’était également insurgé contre cette tentative. « Les lobbies veulent mettre en place des normes d’extraction chimique auxquelles ils seraient les seuls à pouvoir répondre », avait-il dit dans une interview pour Côté Quimper.
« Les produits issus du chanvre peuvent être vendus en circuit court par des petits agriculteurs et des petits transformateurs. C’est une culture qui n’a besoin ni d’insecticides, ni de pesticides, ni d’engrais, qui est transformée localement. Il semblerait que cela dérange certaines personnes » lançait l’agriculteur. Aujourd’hui, la suspension de l’arrêté du 30 décembre 2021 par le Conseil d’Etat permet aux producteurs de vendre les fleurs et les feuilles sans inquiétude. Jusqu’à ce qu’une future législation vienne introduire des normes bénéficiant à l’agro-industrie ?