Aujourd’hui, ils sont des dizaines de milliers à manifester et à bloquer partout en France. La hausse de la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE) ne semble pourtant être que la goutte ayant fait déborder le vase. Un vase déjà rempli de sentiments profond d’injustice, et d’invisibilité vis-à-vis du pouvoir.
Les analyses politiques et médiatiques de ce qu’on appelle désormais « le mouvement des gilets jaunes » ont été nombreuses et variées. Pour essayer de comprendre cette mobilisation sociale, revenons déjà à ses origines. La hausse de la taxe sur les carburants comme point de départ ? Si c’est le déclic, le mal est plus profond. Depuis l’élection d’Emmanuel Macron (et même depuis Nicolas Sarkozy d’ailleurs), un sentiment d’injustice fiscale se fait ressentir. Suppression de l’ISF, allègement de charges pour les entreprises…
Plusieurs réformes issues tout droit de la macronie dont l’objectif majeur est, selon les mots du président de la République, d’aider « les premiers de cordées » pour tirer ensuite vers le haut tout le reste de la société. En parallèle de cela, baisse des APL, ordonnances travail. Des lois qui touchent directement les plus démunis. Force est de constater que les résultats sont pour l’instant loin d’être concluant. Et c’est un euphémisme. Le chômage ne baisse pas, les inégalités non plus. La croissance, elle, repart très légèrement mais souvent au détriment de l’écologie. Un rapport de l’Institute for Climate Economics montre ainsi que les investissements français sont deux fois plus importants dans les énergies fossiles que dans les renouvelables.

L’annonce de la hausse des taxes sur les carburants fini donc d’achever un processus de « frustration individuelle » pour reprendre les mots du sociologue américain Ted Gurr. Comment accepter de voir ses taxes augmenter quand on voit celles des plus favorisés diminuer ? Comment entendre l’argument écologique de cette réforme quand la France, ses banques et ses entreprises n’en tiennent absolument pas rigueur ? Ou encore quand le gouvernement refuse d’interdire le glyphosate ?
« La révolte semble s’enraciner, de manière beaucoup plus profonde, dans le double sentiment d’une fragilisation généralisée du pouvoir d’achat et d’une injustice sociale dans les efforts fiscaux demandés aux ménages par le gouvernement » résume le géographe Aurélien Delpirou.
Ce dernier rejette aussi l’idée d’une définition a priori du profil type du « gilet jaune ». Car c’est aujourd’hui la question qui fascine. Qui sont-ils ? Qui sont ces femmes et ces hommes qui en signe de ralliement enfile leur tunique fluorescente. Des fascistes comme l’a sous-entendu le ministre de l’action et des comptes publics, Gérald Darmanin, qui a parlé de « peste brune défilant sur les Champs Elysées » ? L’extrême gauche ?
Ou alors de manière très générale et abstraite, le peuple ? Aucun des trois et un peu de tous pourrait-on conclure. Car il ne faut pas fermer les yeux sur les actes homophobes, racistes, islamophobes qui ont accompagné les mobilisations. Des gestes odieux, intolérerables et impardonnables. Réduire ce vaste mouvement à ces actes serait pourtant trop facile. Une facilité dans laquelle le gouvernement n’hésite pas à s’engouffrer quitte à flirter avec des comparaisons historiques plus que douteuses.

Affilier une idéologie politique commune aux gilets jaunes semble donc impossible, du fait qu’ils représentent une diversité de réalité géographique et sociale. Il n’y aurait donc pas un idéal type de gilet jaune mais un mouvement social pluriel qui se caractérise par un rejet des politiques néolibérales et une prise de conscience individuelle d’une hausse des inégalités. Elle n’est pas collective dans le sens où les gilets jaunes ne se sentent pas (encore ?) appartenir à une classe fluorescente. Pourtant, leur rassemblement lors de ces différents blocages et manifestations ont de facto créé cette catégorie sociale. Celle qui, comme le racontait un témoignage dans Le Monde, « pense fin de mois avant de penser fin du monde ».
Et depuis deux semaines, le jaune fluo est devenu omniprésent. Sur les réseaux sociaux, dans les médias, sur les grands axes routiers, les gilets jaunes sont partout. Le 17 novembre, première date nationale de mobilisation, plusieurs centaines de milliers de personnes ont participé au mouvement partout en France. Blocages d’autoroutes, de centres commerciaux, manifestations. Des milliers d’actions localisées ont rythmé la semaine hexagonale que les diverses presses régionales ont relayé. Les départements d’outre-mer ont aussi été partie prenante du mouvement. La Réunion a ainsi connu des émeutes tout au long de la semaine. Un couvre-feu y a même été instauré.
Ces mobilisations ont perdurés jusqu’à « l’Acte 2 » annoncé dans un événement Facebook intéressant plus de 200 000 personnes. Et qui s’est transformé en scènes d’émeutes urbaines sur la plus belle avenue du monde tout au long de la journée du samedi. Fermement condamnées par le gouvernement et une bonne partie de l’échiquier politique, ces violences ont souvent été attribuées à des « casseurs » extérieurs au mouvement, avides d’adrénaline mais dépourvus de conscience politique.
Ce serait pourtant fermer les yeux sur la réalité de ces scènes qui dénotent un fossé de plus en plus profond entre « ceux du haut et ceux du bas » pour reprendre l’expression de Christophe Guilly. Car si la violence du mouvement des gilets jaunes est matérielle, celles qu’ils subissent au quotidien sont économique, symbolique et sociale. Et l’avenue des Champs-Elysées en est la parfaite allégorie.