Incroyable, mais vrai. Dans une décision rendue publique le lundi 4 janvier, la justice britannique annonce avoir refusé la demande d’extradition vers les États-Unis de Julian Assange, le célèbre fondateur de WikiLeaks. Mais la bataille judiciaire est loin d’être gagnée pour celui qui fut le premier grand lanceur d’alertes du XXIe siècle.
Symbole de la liberté d’informer, icône du droit à la transparence, Julian Assange est sûrement l’un des hommes les plus connus du monde. Il est aussi l’un des plus recherchés par les États-Unis depuis 2010, année à partir de laquelle son ONG, WikiLeaks, a publié des centaines de milliers de documents classifiés portant sur les interventions militaires et diplomatiques américaines aux quatre coins de la planète. Voilà dix ans que cette affaire connaît des rebondissements incessants.
Australien parti vivre en Suède après ses études, mais surtout petit génie de l’informatique, Julien Assange fonde en 2006 WikiLeaks, qui se présente comme une plate-forme sécurisée destinée à accueillir informations ou révélations des lanceurs d’alertes du monde entier.
L’ONG inscrit ses motivations dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, en particulier l’article 19, qui stipule que « tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher (…) les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit ».
En 2010, WikiLeaks se coordonne avec de grands journaux de plusieurs pays pour dévoiler les crimes de guerre commis par les États-Unis et leurs alliés en Irak et en Afghanistan. Les documents, classés secret défense, sont fournis par Chelsea Manning, une analyste militaire depuis lors condamnée à trente-cinq ans de prison pour trahison — puis libérée de manière anticipée.
En 2010 et 2011, Assange publie également des dossiers prouvant que des détentions arbitraires et des tortures sont commises à la prison de Guantánamo, ainsi qu’une série de 250 000 télégrammes issus de la diplomatie américaine.
Mais en décembre 2010, une double accusation de viol de la part de deux Suédoises conduisent à l’arrestation, au Royaume-Uni, de Julian Assange, qui nie catégoriquement son implication. S’agit-il d’un coup monté ? On ne le saura jamais. Dans les deux affaires, les poursuites sont bien plus tard abandonnées sans que lumière ait été faite. Mais la descente aux enfers du fondateur de la première plate-forme d’alerte vient de commencer.
Libéré sous caution comme le permet la législation britannique, Assange trouve refuge en 2012 dans l’ambassade d’Équateur à Londres, entre quatre murs où il va rester littéralement confiné pendant sept ans, sept longues années qui blanchiront ses cheveux et le conduiront à la dépression. Le site de WikiLeaks continue quant à lui ses activités, sous la direction de fer de son fondateur.
En 2015, il prouve que l’Agence nationale de la sécurité américaine (NSA) a espionné les trois derniers présidents de la République française (Jacques Chirac, François Hollande et Nicolas Sarkozy), ainsi que d’autres dirigeants politiques et économiques de l’Hexagone.
En 2016, c’est encore WikiLeaks qui compromet la campagne d’Hillary Clinton, en révélant les méthodes déloyales, lucratives et belliqueuses de celle qui ne deviendra jamais présidente des États-Unis. Mais des soupçons de « collusion avec la Russie » discréditent quelque peu la réputation de Julian Assange, certains lui reprochant d’avoir précipité la victoire de Donald Trump.
Les journaux cessent alors de le qualifier de « héros » et adoptent une posture plus modérée… Pendant que les défenseurs d’Assange se font moins virulents, la justice américaine se met en ordre de bataille : désormais, elle veut à tout prix la peau de celui qu’elle considère comme l’un des plus grands détracteurs de l’administration états-unienne.
Le fait est que WikiLeaks et son fondateur ont fortement contribué à démystifier les faux-semblants électoraux aux États-Unis, et mis au jour pour la première fois les arrangements nécessaires pour y remporter la victoire.
Pendant ce temps, Assange est toujours confiné dans l’ambassade londonienne d’Équateur. Son état psychologique empire, miné par l’enfermement et le harcèlement judiciaire dont il est l’objet.
Puis en 2019, le nouveau président équatorien, Lenin Moreno, touché par le scandale des « INA Papers », accuse WikiLeaks d’en être à l’origine et ouvre à la justice britannique l’ambassade de son pays. Julian Assange ne peut plus espérer l’asile. Le 11 avril, épuisé, arborant une longue barbe blanche, il est arrêté par la police à son domicile et condamné un mois plus tard à une peine de cinquante semaines de prison pour avoir violé sa liberté provisoire.
C’est ce mois de mai 2019 que la justice américaine a choisi pour révéler les dix-huit charges qui pèsent contre Assange. En résumé, les États-Unis réfutent le caractère journalistique de ses activités — alors que WikiLeaks est relayé par les plus grands quotidiens du monde — et l’inculpent pour espionnage, piratage et mise en danger de la sécurité nationale, une affirmation exagérée selon de grands journaux américains comme le New York Times. Considéré comme un criminel, Assange encourt une somme de 175 ans de prison aux États-Unis, qui demandent depuis des années son extradition, bien que le lanceur d’alertes ne soit pas citoyen américain.
Depuis son arrestation, Assange est incarcéré à la prison de haute sécurité de Belmarsh « à des fins préventives », alors qu’il a fini de purger sa peine. De nombreuses personnalités de premier plan n’ont cessé d’alerter le monde sur les conditions de son incarcération, qui équivalent, selon le rapporteur spécial des Nations unies, Nils Melzer, « non seulement à une détention arbitraire, mais aussi à de la torture ».
En février dernier, un comité de 117 scientifiques le décrivent comme « pâle, amaigri, âgé et boitant » et condamnent la violation systématique de ses droits fondamentaux. Il souffrirait également de lourds problèmes respiratoires.
L’audience devant examiner la demande d’extradition de Julian Assange vers les États-Unis a eu lieu en octobre 2020 à Londres. Durant deux semaines, une trentaine de témoins se sont relayés, la plupart affirmant que le fondateur de WikiLeaks a respecté les grands principes déontologiques du journalisme et que son extradition porterait atteinte aux fondements du droit britannique.
Un long article de Mediapart, signé Jérôme Hourdeaux, donne « un aperçu du sort qui attendrait » Assange s’il devait fouler « le sol américain » : jusqu’à la fin de ses jours, le lanceur d’alerte serait détenu dans une cellule minuscule, sans « la moindre interaction sociale » à part « deux appels téléphoniques de 15 minutes » par mois, avec un accès aux soins psychiatriques minimal et un « costume spécial » dans le cas où le prisonnier présenterait des risques de suicide…
Bref, tout serait fait pour que Julian Assange décède à petit feu ou sombre dans la folie. Un signal terrifiant adressé à tous les lanceurs d’alertes futurs, un camouflet terrible pour la liberté d’informer.
Mais le lundi 4 janvier, Vanessa Baraitser, de la cour criminelle de l’Old Bailey, a tranché : Assange ne sera pas extradé vers les États-Unis. Estimant que la liberté d’expression ne s’opposait pas en principe à une extradition, la juge a préféré retenir l’argument sanitaire.
Détenu aux États-Unis, le lanceur d’alertes serait exposé à une dégradation irrémédiable de son état physique et, atteint de dépression sévère, risquerait de se suicider, comme il l’a d’ailleurs affirmé lui-même il y a quelques mois. Sa sécurité future n’étant pas assurée, il ne peut quitter le territoire britannique.
Les avocats français, britanniques et américains de Julian Assange se sont félicités de cette décision historique. Malgré tout, le jugement du tribunal de l’Old Bailey s’est cantonné au prudent argument de la santé individuelle et n’a pas marqué de précédent dans la défense des libertés.
La raison invoquée par la justice britannique peut certes surprendre, mais elle illustre à merveille la difficulté qu’ont les lanceurs d’alertes de se faire reconnaître dans nos pays occidentaux, peu prompts à défendre les droits fondamentaux quand ceux-ci vont à l’encontre de leurs intérêts.
En attendant que les États-Unis fassent appel de cette décision, comme ils l’ont annoncé, Julian Assange est retourné en prison. Il pourrait être libéré sous caution dans les prochaines semaines. Entre-temps, le nouveau président américain, qui prêtera serment le 20 janvier, lui accordera-t-il l’amnistie ? La saga judiciaire du hacker australien, pourfendeur des crimes étatiques, nous réserve encore des surprises.