La corrida est l’un de ces sujets passionnés où se déchaînent les aficionados et les défenseurs du bien-être animal. Le mois dernier, en France, 41 figures du monde du spectacle et de la culture ont publié une tribune dans Le Figaro se positionnant contre le récent projet de loi qui viserait à interdire les spectacles de corrida aux mineurs.
Si on se permettait, pour un temps, de sortir de la vision binaire entre les “défenseurs” et les “anti”, entre deux affirmations “C’est une boucherie” ou bien “Non c’est un art !”, peut-être que nous pourrions avoir une meilleure compréhension du phénomène, que ce soit pour mieux le condamner ou mieux le défendre, ou pourquoi pas, l’adapter. En tous cas, pour nous poser les bonnes questions.
Un art ou une torture ?
“La corrida c’est un art !
– Non c’est une torture !”
On peut s’étonner de ce dialogue de sourds, où aucune affirmation n’efface celle de l’adversaire. Car, peut-être faut-il le rappeler, dans notre longue histoire de l’humanité, l’art a su être violent. Il a toujours existé des arts impliquant une forme de violence, symbolique ou réelle, des jeux romains aux sacrifices des Aztèques, de l’égorgement des animaux dans les religions monothéistes à la chasse aux lions des Massaï, toujours ritualisée et embellie. On peut se dire que c’est parce que les hommes sont cruels, un point c’est tout. On peut aussi se dire que si ces traditions ont perduré aussi longtemps et à travers la diversité des peuples, c’est qu’elles occupent une fonction dans la société : celle de canaliser la violence en l’enfermant dans des rituels codifiés. Devant le spectacle ou le rituel, les hommes unis par un même but, déchargent leur violence sur l’animal sacrifié et non entre eux. D’autres sociétés ont utilisé la forme symbolique, comme la catharsis du théâtre grec déclenchant la crainte et la pitié, ou la transe du chamane pour les sociétés de chasseurs-cueilleurs pour qui la mise à mort de l’animal sauvage était un acte de survie.
En 1973, l’anthropologue Clifford Geertz publiait un article sur le combat de coqs à Bali, devenu une référence dans la tentative d’expliquer le comportement humain (avant de le condamner). Il montre comment cette pratique qui fut illégale pendant longtemps, était un art et avait une fonction sociale bien précise.

On peut donc très bien reconnaître la beauté des gestes du torrero, comprendre que des pays comme l’Espagne ou le Pérou considèrent qu’elle fait partie de son patrimoine culturel, et considérer que cette beauté se base sur la souffrance d’un être vivant qui est inacceptable au vu de l’évolution de nos consciences sur le bien-être auquel tout être vivant a droit.
“Interdire un art est indigne d’une démocratie moderne”
Dans une vidéo publiée sur youtube, Guillaume Corpard, défenseur de la cause animale, s’étonne de “l’audace” des personnalités d’avoir signé une tribune : “Je croyais que les artistes avaient une sensibilité, un coeur plus développé, mais en fait je me suis trompé (…) ils ont le droit à avoir une totale indifférence à la souffrance de l’autre”.
Pour être précis, dans cette tribune, les signataires ne nient jamais la souffrance ni la violence de la corrida, mais défendent le droit à tous ceux qui le souhaitent d’y assister :
“On peut débattre de la corrida. On peut la trouver violente ou belle, ou violente et belle. Nul n’est tenu d’y assister. Nous demandons au gouvernement que nul n’en soit exclu.”
“La corrida davantage qu’un spectacle est un art, culminant dans la rencontre de courage et d’honneur qui se joue dans l’arène” poursuivent les auteurs de la tribune. Guillaume Corpard a le mérite de démystifier le courage et l’audace des torreros dont il est question ici, interrogeant le courage qui consiste à enfermer un ruminant, à le stresser et le désorienter, puis à le harceler à plusieurs, en se réfugiant derrière les barrières dès que le danger est trop grand :
“Est-ce ça le courage, se mettre à douze contre un ruminant, et aller se planquer dès que ça chauffe ?” Il interroge la beauté et le courage du torreador qui achève l’animal une fois que celui-ci a déjà reçu plusieurs piques du picador et que ses muscles sont sectionnés. Plusieurs associations et vétérinaires ont dénoncé les tactiques pour affaiblir le taureau et le stresser : mutilation des cornes, usage de sédatifs pour manipuler le comportement de l’animal.
C’est donc bien là un spectacle : une mise en scène du danger que court le torrero et une ritualisation de la mise à mort. En réalité, l’animal paye de sa souffrance et de sa vie la minimisation du danger pour l’homme. En fait, la critique de la corrida remonte à loin et il est fascinant d’observer dans l’histoire comment elle a été perçue et critiquée à travers le temps.
“Que dit notre coeur d’enfant ?”
Guillaume Corpard pose cette question dans sa vidéo et encourage les enfants à dire “Non, mon coeur il ne veut pas y aller. J’aime les animaux, j’ai envie qu’ils soient heureux.”
La tribune dans le Figaro et le projet de loi posent la question de l’accès des mineurs à la violence. On peut s’étonner que la question ne se pose pas pour les films et les jeux vidéos, à l’heure où un film aujourd’hui interdit aux moins de 16 ans l’auraient été aux moins de 12 ans pour nos parents. Dans le cas de la corrida bien sûr, on parle de mise à mort réelle d’un être vivant sous les yeux de l’enfant. Ici encore, essayons de comprendre ce que les signataires de cette tribune ont voulu dire quand ils écrivent :
L’enfant, comme l’adolescent, est doué d’intelligence, apte à l’émotion, sensible à l’héroïsme, disponible à la beauté, à la culture et à l’art. Vouloir lui épargner la complexité du réel, la violence et le sacré, c’est mépriser son devenir.
C’est un fait bien étudié par les sociologues et les anthropologues, nos sociétés ont soigneusement écarté la mort de l’expérience humaine : nous ne veillons plus nos morts à la maison, nous isolons les gens en fin de vie dans des institutions spécialisées, nous n’égorgeons plus les animaux que nous mangeons, nous tournons la tête pour une prise de sang.

Et parallèlement, nous avons développé une sur-représentation de la mort dans les jeux vidéos, les films, etc. On peut se demander si les enfants élevés dans la conscience physique de ce qu’est la mort, ont été plus traumatisés, plus violents ou plus faibles que ceux que nous voulons à tout prix protéger. Ici encore, on peut admettre que l’enfant ne devrait pas être mis à l’écart de la mort quand elle surgit, sans pour autant l’emmener voir un spectacle de mise à mort volontaire d’un animal captif et torturé.
Reposer les bonnes questions
Dans ce débat, les sujets se mélangent se superposent et se brouillent : faut-il interdire ou autoriser la mise à mort ritualisée d’un animal ? Guillaume Corpard cite la loi Grammont datant de Napoléon 1er qui pénalise la mise à mort cruelle d’un animal sur la place publique ou dans le privé.
Les multiples révisions de la loi ont permis de les appliquer à la corrida (pour protéger les humains qui mourraient) puis, sous la pression populaire, d’ajouter une clause d’exception pour la corrida :
« La présente loi n’est pas applicable aux courses de taureaux lorsqu’une tradition ininterrompue peut être évoquée »
Si un tel acte est autorisé dans le cadre d’un rituel, alors les provocations à la haine raciale ou religieuse dans le cadre d’un spectacle seraient soumis à la même exception. Qu’y a-t-il dans la corrida d’utile à la canalisation de la violence et à un sentiment identitaire et comment l’adapter sans faire subir à l’animal une mort cruelle ? Quels autres rituels de canalisation de la violence pouvons-nous inventer ? Quelles sont les conditions pour interdire une forme de spectacle à des mineurs ? La corrida pourrait bien disparaître avec l’évolution de nos sociétés. Mais si, en la faisant disparaître, nous laissons de côté ce à quoi des rituels comme la corrida répondent, nous pourrions retrouver la violence et la pulsion de détruire ailleurs.