Jeudi 29 octobre, l’association Sherpa, qui lutte contre les dérives de la mondialisation et les crimes économiques, publie une nouvelle étude sur le devoir de vigilance des multinationales françaises vis-à-vis de l’approvisionnement en minerais destinés aux énergies renouvelables. Menée par Jean François et Lucie Chatelain, juristes chargés de plaidoyer pour l’ONG, cette publication doit nous alerter sur la responsabilité des entreprises qui s’engagent dans la transition énergétique.
Dans le cadre de la lutte contre le changement climatique, les grandes entreprises françaises se tournent de plus en plus vers les énergies dites renouvelables. Panneaux solaires, éoliennes, réseaux et voitures électriques, systèmes de stockage, batteries, géothermie, hydroélectricité, les innovations techniques « vertes » fleurissent et tendent à se substituer aux sources d’énergie carbonées comme le charbon, le pétrole ou le gaz.
Alors que la firme pétrolière Total, par exemple, compte se tourner massivement vers le solaire, le gaz naturel et l’éolien pour en faire ses principales activités dans une vingtaine d’années, le constructeur automobile Renault prévoit pour sa part d’électrifier plus de la moitié de sa gamme de voitures d’ici 2022.
Mais ces innovations technologiques, malgré leurs qualificatifs de « renouvelables », « durables » ou « vertes », exigent une extraction et un approvisionnement croissants de minerais rares, le plus souvent depuis certains territoires des pays du Sud jusqu’à l’Europe. La Banque mondiale en a identifié dix-sept, indispensables aux technologies de la transition énergétique, comme l’aluminium, le cuivre et l’indium pour le photovoltaïque, le lithium et le cobalt pour les batteries, le zinc et le titane pour l’éolien… Des « terres rares », un groupe de 17 éléments métalliques essentiels à l’électronique, sont également demandées à grande échelle.
À l’égal de toutes les matières premières, le minage et la transformation de ces minerais peuvent engendrer de nombreux préjudices à l’encontre des droits humains et de l’environnement. Comme l’explique l’étude de Sherpa, le travail des enfants, les phénomènes de corruption et les violations du droit au consentement libre, informé et préalable ne sont pas rares dans la chaîne d’approvisionnement des minerais, qui nécessitent une main-d’œuvre très exposée et une mainmise sur de larges portions de territoire où vivent souvent des peuples autochtones.
Outre leurs besoins d’eau douce, requise en grandes quantités pour l’extraction de minerais, les entreprises emploient une myriade de produits et procédés chimiques qui contaminent les écosystèmes et provoquent parfois de véritables catastrophes environnementales. La rupture d’un réservoir de rétention d’une mine de fer à Brumadinho au Brésil, en janvier 2019, qui libéra des millions de tonnes de résidus miniers, en est un exemple frappant.
Les aimants permanents des éoliennes offshore sont parfois fabriqués avec du néodyme, un métal gris argent du groupe des terres rares, dont 90 % du volume mondial est extrait en Chine. Or, indique Sherpa, « pour chaque tonne de néodyme, entre 340 000 et 420 000 m3 de gaz toxiques seraient produits, ainsi que 2 600 m3 cubes d’eau acide et une tonne de déchets radioactifs », à cause d’un procédé d’extraction très polluant.
Déversés dans l’environnement, ces déchets contaminent durablement les eaux souterraines, les lacs, les rivières, intoxiquent les populations locales, détruisent la faune et la flore.
Que doivent faire des entreprises françaises, quand elles se fournissent en minerais dans des pays étrangers, ou y installent des filiales en charge d’approvisionner leur marché métropolitain ? Jusqu’à une période récente, les règlementations étaient extrêmement souples en la matière, aucun texte juridique contraignant ne les forçait à contrôler les conditions d’acquisition de leurs matières premières. Cependant, il y a quelques années, en réponse à des catastrophes humaines et environnementales dans lesquelles des multinationales françaises étaient impliquées, la loi du 27 mars 2017 « relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre » est venue mettre un terme à cette insouciance commerciale.
Conçue pour responsabiliser les entreprises vis-à-vis des questions de sécurité, de droits de l’homme, de dangers sanitaires ou environnementaux, la « loi de vigilance » oblige toutes les grandes firmes françaises, quel que soit le pays dans lequel elles sont implantées, à « mieux maîtriser les risques de toute nature associés à leur chaîne de sous-traitance ». Comme l’explique François de Cambiaire, avocat associé au cabinet Seattle, « l’entreprise a l’obligation d’actualiser tous les ans son plan de vigilance, dont le périmètre porte sur les fournisseurs directs, mais aussi sur tous les acteurs de la chaîne d’approvisionnement ». À la fois pionnière et unique au monde, cette loi ordonne aux plus grandes entreprises de France, au nombre de 230 environ, d’avoir les plus grandes responsabilités.
Les juristes de Sherpa ont passé au crible les plans de vigilance de neuf entreprises françaises impliquées dans la transition énergétique, dont Renault, Total, Bolloré, EDF ou Eramet. Depuis deux ans, l’association recense les multinationales soumises à la loi de vigilance, dont la liste est désormais disponible sur un site internet dédié, plan-vigilance.org.
Les neuf mastodontes français, nous explique Jean François, en charge du dossier, ont été sélectionnés pour leur représentativité : « Nous avons choisi une entreprise représentative de chaque stade de la chaîne de valeur des minerais destinés aux énergies renouvelables, de l’extraction à la fabrication. » En début de chaîne, les groupes Imerys et Eramet, spécialistes dans l’extraction de minerais comme le lithium ; en bout de chaîne, Renault ou PSA, qui en consomment d’immenses quantités pour les batteries de leurs voitures électriques.
En examinant les plans de vigilance de chaque entreprise, publiés au printemps, les membres de l’association luttant contre la criminalité économique se sont aperçus que la loi de 2017 n’avait pas encore entraîné de changement de comportement de la part des multinationales. Jean François juge même que leurs mesures sont nettement insuffisante. « Les sociétés mères continuent d’utiliser les mêmes mécanismes qu’auparavant, ce qui fait que les atteintes humaines et environnementales que la loi de vigilance devait prévenir sont perpétuées. »
L’un des tours de passe-passe préférés des entreprises passées au crible consiste à recourir aux audits, labels et certifications en guise de mesures de vigilance. « Ces outils, loin d’être une innovation, sont depuis bien longtemps utilisés par les sociétés, commente Jean François. Mais ils n’ont jamais permis d’éviter les scandales environnementaux ou les atteintes aux droits humains. »
Pour preuve, le juriste cite l’exemple de la catastrophe du Rana Plaza, un immeuble des faubourg ouest de Dacca, capitale du Bangladesh, qui s’est effondré le 24 avril 2013, causant la mort de 1 130 personnes. L’immeuble abritait des ateliers de confection travaillant notamment pour des entreprises françaises telles que Carrefour, Auchan et Camaïeu.
« Peu de temps avant l’accident, ces marques avaient pourtant procédé à des audits, qui déclaraient que l’infrastructure était conforme aux normes de sécurité. C’était sans compter la corruption et la négligence… »
L’étude de Sherpa pointe en particulier le fait que la mise en œuvre, sur le terrain, des mesures de vigilance est conditionnée par la qualité du plan des entreprises en amont. Plus le plan est vague ou imprécis, plus son exécution est douteuse. « Les multinationales ont recours à l’existant, insiste Jean François. Elles emploient un système qu’elles maîtrisent, le reporting, et ne publient que les informations qui les arrangent, ce qui ressemble à du greenwashing pour se conformer à la loi. »
La majeure partie des audits et des certifications mentionnées par les entreprises, présentés sous forme de résultats ou de statistiques, ne divulguent pas les faiblesses ou les risques relevés sur place et ne permettent pas davantage de connaître le cahier des charges des évaluations. L’absence de détails passe sous silence toute mention défavorable. Ces plans de vigilance semblent totalement inadaptés pour remplir les exigences fixées par la loi.
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Pourtant, la loi de 2017 reste contraignante. Si des citoyens ou des membres de la société civile prouvent qu’une entreprise ne respecte pas les critères du devoir de vigilance, le juge français peut être saisi. C’est ce qui s’est passé avec le groupe Casino, que l’association Envol Vert accuse de financer, par l’achat de viande bovine non tracée, une partie de la déforestation de l’Amazonie.
En refusant de contrôler strictement la chaîne conduisant un bœuf ou un veau de son lieu de naissance jusqu’aux supermarchés de ses filiales sud-américaines, Casino risque aujourd’hui d’être attaqué en justice. De la même manière, Total a été mis en demeure, en juin 2019, de prévenir les risques d’atteinte aux droits humains et à l’environnement provoqués par son méga-projet d’extraction pétrolière, dans l’aire naturelle protégée des Murchison Falls, en Ouganda. Mais l’application d’une loi si novatrice est encore incertaine.
« Pour plusieurs plans de vigilance, nous confie Jean François, on se rend compte qu’il y a très peu d’évolution d’une année à l’autre. C’est souvent un copié-collé du plan de l’année précédente, alors que la loi n’existe que depuis trois ans. La nouvelle loi ne joue pas encore son rôle et la plupart des sociétés ne veulent pas publier des données qui pourraient les compromettre. »
Le secteur automobile, qui s’électrifie rapidement, risque d’engendrer des préjudices écologiques et humains en chaîne, s’il ne contrôle pas ses sources d’approvisionnement. Le cobalt et le lithium, deux minerais essentiels pour la fabrication de batteries de voitures, ont été placés en septembre 2020 sur la liste des matières premières critiques pour l’Union européenne. Toute filière sous le coup d’une demande croissante assouplissant ses règles, les scandales de minerais provenant de zones en conflit, engendrant le travail des enfants ou produisant des pollutions avérées pourront donc frapper prochainement l’industrie hexagonale, si elle ne se décide pas à mettre en œuvre de véritables mesures.
« L’objectif de l’étude n’est pas de mettre à mal la transition, nous précise le juriste, mais d’alerter sur l’utilisation de certains matières premières à risques. Nous ne devons pas reproduire les erreurs que nous avons commises vis-à-vis des hydrocarbures. Pourquoi ne pourrions-nous pas employer moins de matières premières, ou recycler celles dont nous disposons, ou penser différemment la mobilité ? La meilleure solution consisterait à moins produire et à moins consommer. » Ce sera le mot de la fin.