Thomas Piketty, directeur d'études à l’HESS et considéré aujourd'hui comme l’un des plus grands économistes français, revient sur l’impérieuse nécessité de taxer les plus riches pour permettre à la France d’en finir avec son taux d’endettement trop élevé, et de diminuer des inégalités dangereuses pour la démocratie.
La « taxe Zucman » est un impôt plancher de 2 % sur les personnes détenant un patrimoine d’au moins 100 millions d’euros. Inspirée des travaux de l’économiste français Gabriel Zucman, cette mesure concernerait 1 800 foyers fiscaux et rapporterait 20 milliards d’euros par an en France. Rejetée par le Sénat en juin 2025, elle est pourtant ardemment désirée par une grande partie de la population française.
Pour l’économiste Thomas Piketty, auteur du livre « Ce que l’égalité veut dire », co-écrit avec le philosophe américain Michael Sandel, cette taxe est un impôt indispensable ainsi qu’il l’explique dans le Face à Face d’Apolline de Malherbe sur RMC et BFMTV.
« Les Français dans leur ensemble, tout bord politique confondus, ont parfaitement compris que les milliardaires, les multimillionnaires, les centimillionnaires s’étaient enrichis beaucoup plus rapidement que la moyenne au cours des 10 – 15 dernières années. C’est vraiment spectaculaire.
Si on prend les 500 plus grandes fortunes répertoriées par le magazine Challenges, elles pesaient collectivement en 2010 à peu près 200 milliards d’euros. Aujourd’hui, elles pèsent collectivement 1200 milliards d’euros. Ils ont multiplié leur fortune par 6. Tout le monde sait que le produit intérieur brut, le salaire moyen, le patrimoine moyen des français n’a pas été multiplié par 6.
La proposition d’impôt plancher sur le patrimoine, qu’on appelle taxe Zucman, est vraiment le minimum syndical. On propose simplement de taxer à 2% par an les 1800 contribuables qui ont au-delà de 100 millions d’euros de patrimoine, et qui correspondent en gros aux 500 familles des 500 plus grandes fortunes.
Ces fortunes, d’après les données de Challenges, se sont enrichies de l’ordre de 7 à 8 % par an en moyenne au cours des 15 dernières années. La taxe Zucman est vraiment un minimum parce qu’avec 2 % par an, il faudrait un siècle pour juste revenir au point de départ de 2010, qui n’était pas un état de de pauvreté pour ces personnes. Il y a vraiment une question de justice fiscale minimum.
Le bloc central actuel, en refusant cette perspective qui est vraiment le minimum syndical, est complètement à côté de l’Histoire et nous met dans une situation intenable.
Il faut se rendre compte que les économistes Jean Pisani-Ferry et Olivier Blanchard, qui ont fait le programme d’Emmanuel Macron en 2017 et demandaient à l’époque la suppression de l’Impôt Sur la Fortune, ont signé une tribune avec Gabriel Zucman pour défendre cet impôt. Il y a eu un changement d’opinion considérable, y compris chez les économistes qui conseillent les libéraux, et les politiques sont vraiment à la traine. C’est le problème c’est qu’Emmanuel Macron, Gabriel Attal, François Bayrou ou le nouveau Premier ministre n’ont visiblement toujours pas compris ce changement de réalité face à une évidence ».
Pour l’économiste Thomas Piketty, une des solutions pour rendre cette taxe effective, serait de vendre 2% du capital des grandes entreprises concernées, par exemple aux salariés.
« La richesse est toujours collective. Elle ne vient pas de quelques génies individuels mais de milliers d’ingénieurs, de techniciens, de salariés : c’est l’occasion de les impliquer. Il faudrait aussi qu’on ait en France, comme en Allemagne ou en Suède depuis les années 50, des droits de vote pour les salariés, pour leurs représentants au Conseil d’Administration parce que les actionnaires, les patrons français voudraient garder tout le pouvoir pour eux. Bon, on peut les comprendre.
Sauf que du point de vue de l’intérêt général, c’est efficace. Réserver la moitié des droits de vote dans les grandes entreprises aux salariés permet de les impliquer dans les stratégies à long terme. C’est comme cela que ces pays ont construit la productivité par heure de travail la plus élevée du monde. D’un point de vue économique, partager le pouvoir est une bonne chose.
On peut aussi payer l’impôt en titre, c’est à dire faire un don à l’Etat qui devient alors un actionnaire. Cela pourrait être l’amorce d’un fond souverain français que certains défendent.
Cette question d’impôt est d’abord une question de souveraineté. Un pays qui refuse de faire payer à ses plus riches citoyens le même impôt que les classes moyennes et les classes populaires renonce à toute possibilité. C’est un pays qui abandonne sa souveraineté et c’est un pays qui va droit dans le mur parce qu’il perd la confiance du reste de sa population. Et ça, c’est extrêmement dangereux.
Il y a des solutions à absolument toutes les excuses qui sont données : dès qu’on gratte un petit peu, on se rend compte que c’est simplement un refus de mettre à contribution les plus riches.
Le niveau d’endettement qu’on a aujourd’hui est extrêmement élevé historiquement. C’est la 4ème fois dans l’Histoire que la France atteint un tel niveau d’endettement (fin mars, la dette atteignait 113,9 % du Produit intérieur brut (PIB), ndlr). A chaque fois, cela a provoqué des crises politiques considérables.
La première fois, c’est évidemment la Révolution Française, très comparable à aujourd’hui : c’est à dire que la dette équivaut à une année de revenu national. La dette française de l’époque de l’ancien régime, un peu comme aujourd’hui, vient du fait que les aristocrates et les plus fortunés ne paient pas d’impôts, la noblesse représentant alors à peu près 1 % de la population. Finalement, cela s’est terminé avec l’imposition d’aristocrates et l’expropriation des biens de l’Eglise.
Les deux autres expériences historiques sont à l’issue de chacune des deux guerres mondiales, où la situation était bien pire. A l’issue des deux conflits, la dette atteignant entre 200 et 300 % du PIB, donc 2 à 3 fois plus qu’aujourd’hui, et on est arrivés à s’en sortir en 5 – 10 ans.
Nous y sommes parvenus grâce à des mesures exceptionnelles d’imposition des plus hauts patrimoines privés, notamment un impôt exceptionnel sur l’enrichissement de 1945. C’était plutôt la bonne partie de l’affaire, il y a aussi eu, malheureusement de mon point de vue, beaucoup d’inflation. L’inflation est vraiment l’impôt sur le patrimoine des pauvres, qu’on a d’ailleurs beaucoup pratiqué en France ces dernières années. Quand vous avez 10 ou 15 % d’inflation, ceux qui ont pour seul patrimoine un peu d’épargne, en paient le prix.
En France, un impôt sur le patrimoine des pauvres prend deux formes. L’inflation, qui a été très brutale ces dernières années, et la taxe foncière. Quand vous ne financez pas vos dépenses en demandant aux plus riches un effort, à la fin il y a toujours quelqu’un qui paye et comme par hasard ce sont les plus pauvres.
Tous ceux qui nous font des leçons sur le fait qu’il ne faut pas imposer les milliardaires, n’ont aucun problème avec le fait d’imposer les classes moyennes et les classes populaires avec la taxe foncière. Cet impôt est extraordinairement injuste. Si vous avez acquis un bien immobilier qui vaut 200 000 €, mais que vous êtes endetté à hauteur de 190 000 € en fait vous ne possédez rien. Vous avez des remboursements équivalents à des loyers. Vous payez pourtant la même taxe foncière que quelqu’un avec le même bien immobilier qui n’aurait aucune dette et détiendrait 3 millions d’euros de patrimoine financiers.
Est-ce que c’est normal ? Ce système a été mis en place pendant la Révolution Française où les patrimoines financiers n’avaient pas l’importance qu’ils ont aujourd’hui. On ne l’a jamais fait évoluer, et ça ne pose aucun problème aux politiques.
La leçon générale de toutes ces expériences historiques, c’est qu’il faut inventer nos propres solutions. Il ne s’agit pas de reproduire, mais de s’inspirer.
Aujourd’hui, le principe d’égalité devant l’impôt est violé par le fait que les plus riches, en particulier les milliardaires, payent un taux d’impôt sur le revenu de quelques pourcents, là où les classes moyennes les classes moyennes supérieures vont payer 20 – 30 – 40 % d’impôts. La violation de nos principes constitutionnels d’égalité devant l’impôt, elle est ici.
Il faut se rappeler que la France n’a jamais été aussi riche. La dette, c’est vrai, est passée à un peu plus de 100 % du PIB. On était à 20 ou 30 % dans les années 70. Les patrimoines privés en France étaient à peine à 300 % du PIB dans les années 70, contre plus de 500 % du PIB aujourd’hui. Les patrimoines privés, ce que possèdent les Français, net de toutes leurs dettes, ont beaucoup plus augmenté que n’a augmenté la dette publique. Collectivement, si on additionne les patrimoines privés et les patrimoines publics, le patrimoine national a en fait énormément augmenté, y compris en pourcentage du PIB.
Le gouvernement Bayrou était prêt à augmenter les impôts pour tous les retraités dépassant 1500 ou 1600 € par mois, plus de 20 000 € par an. Il était prêt à faire contribuer ceux qui ont plus de 1600 € par mois, mais pas taxer à 2% par an ceux qui possèdent plus de 100 millions d’euros. Ça, c’est inconstitutionnel, c’est une expropriation.
Aujourd’hui, la France a l’une des plus fortes productivités au monde. Le PIB par heure travaillée en France est de l’ordre de 60 €. Si on prend en compte la parité de pouvoir d’achat et qu’on divise par le nombre d’heures travaillés, la France est l’un des pays les plus plus productifs du monde. La moyenne mondiale, c’est 14€.
Si on veut continuer dans cette voie, il faut investir dans la formation et dans le capital humain. L’Europe et la France ont déjà surclassé les États-Unis en terme d’indicateurs de santé publique. Il faut maintenant les surclasser en terme de formation, de productivité. L’Europe en a les moyens, et pour cela il faut sortir de ces discours hystériques où on s’enferme dans le déclin comme si on aimait ça », conclut l’économiste.
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