Le trottoir s’arrête de frétiller. Les bus qui passent ont l’air de s’excuser. C’est l’heure de la minute de silence. C’est la cinquième pour moi. Comme une prière sans religion. Autour des touristes insouciants, le flux de la ville a ralenti. Les gens se figent, là où la minute les a surpris. Mais quelque chose a changé. La première fois, les gens se tenaient droits, stylos au poing, un cri dans le fond des yeux. Aujourd’hui, les regards sont plus vagues. Les dos voûtés. On est en train de s’habituer à l’impensable.
Durant soixante secondes, des milliers de consciences dialoguent avec cette nouvelle réalité qu’on appelle risques d’attentats. On lui demande des comptes, on l’insulte, on la maudit. On la regarde enfin en face, en se demandant ce qu’on pourrait faire pour la changer. C’est le temps de peser son impuissance, de mesurer sa chance, de chercher sa part de responsabilité. De se souvenir où on était ce jour-là, ce qu’on faisait. De se risquer à penser : Pourquoi pas moi ?
Depuis la première fois, quelque chose me colle à la peau quand je suis dans la rue. Ça s’englue un peu plus chaque fois que je m’installe à la terrasse d’un café, chaque fois que je passe devant une salle de concert. À chaque endroit où je me dis tiens, il y a foule. Ce n’est pas une phobie ni même une peur. C’est simplement une conscience nouvelle. Ça peut arriver. N’importe où, n’importe quand. Ça peut m’arriver. Ni pour une bonne ni pour une mauvaise raison : pour aucune raison. Et par hasard. Parce que je serais à ce concert, à cette terrasse, à ce feu d’artifice.
« Je suis une cible potentielle. Et il n’y a rien que je puisse faire pour l’éviter, puisque ça n’a rien à voir avec moi. Seulement maintenant ça me concerne. Pas moi en particulier, mais moi en tant que membre de la société. »
On me rappelle que j’existe aussi en dehors de mon petit moi particulier, en tant qu’individu isolé et indépendant. Voilà que maintenant je peux me faire tuer parce que je fais partie d’un pays qui agit à l’autre bout du monde, à coup de missions, d’opérations, de soutiens tacites ou de silences complices. Voilà toute ma responsabilité, et voilà toute mon impuissance.
Le prochain, ce sera sans doute quelqu’un de mon âge, élevé ici. Je pourrais le croiser, dans un bar ou au travail, un jour avant qu’il commette, comme on dit. Personne n’aura rien à dire sur lui. Après, on dira que c’est un monstre. Ce monstre, c’est pourtant la société dont je fais partie qui l’aura fabriqué. Combien d’horizons lui aura-t-elle coupés pour qu’il aille s’en chercher un aussi sordide ? Quel idéal a-t-on manqué de lui inculquer ? Il doit bien y avoir quelque chose à combler, une brèche par laquelle se faufile toute cette fiente qu’on lui met dans le crâne.
Quelle est notre part de responsabilité ? Oui je pense nous, puisqu’en cette minute, c’est au nous que j’ai mal. Ils ne visent jamais des individus. Ils ne visent qu’un vous. J’aimerais bien qu’on me dise à quel vous j’appartiens. Je déteste quand quelque chose m’arrive et que je ne peux rien y faire. Donnez-moi une responsabilité, que je puisse au moins agir. Il doit bien y avoir quelque chose… il faut que je trouve. Qu’elle s’arrête de bourdonner en moi, cette inter-minable minute de silence.