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Serbie : mobilisation massive contre une mine de lithium pour véhicules électriques

Dans ses publications, Ne damo Jadar explique que l’ouverture de la mine de Rio Tinto compromettrait 293 km2 de terres parmi « les plus fertiles de Serbie » et bouleverserait l’existence de « 19 000 personnes », habitant « 22 villages ».

Samedi 4 décembre, des milliers de Serbes ont envahi, pour la seconde semaine consécutive, les principaux axes routiers d’une cinquantaine de villes du pays pour protester contre un méga-projet d’extraction de lithium, porté par le géant anglo-australien Rio Tinto et autorisé par le gouvernement. Si elle voyait le jour, cette mine aurait des conséquences dramatiques pour toute la région du Bas-Jadar, à l’ouest de la Serbie.

Ayant bâti son empire par l’extraction du fer et de l’aluminium, le groupe Rio Tinto possède des filiales sur les cinq continents. Avec un chiffre d’affaires d’une quarantaine de milliards de dollars, il s’agit de la deuxième ou troisième plus grande société minière et métallurgique au monde.

C’est en 2004 que la multinationale aurait découvert, dans la vallée du Jadar, près de Loznica, un immense gisement de « jadarite ». Ainsi baptisé en l’honneur du sous-affluent du Danube, ce minéral blanc et poudreux est composé, entre autres, de lithium et de bore, deux métaux indispensables à la transition énergétique et de ce fait, de plus en plus recherchés.

Composante essentielle des batteries de la plupart des équipements électriques et électroniques, des voitures aux téléphones, le lithium connaît depuis dix ans une véritable ruée.

Selon l’Agence internationale pour l’énergie, la demande mondiale en « or blanc », dont la production s’est élevée à 82 000 tonnes en 2020, pourrait être multipliée par quarante dans les vingt prochaines années.

Le bore, quant à lui, est employé dans le raffinage de l’aluminium, les réacteurs atomiques, les turbines des éoliennes ou comme semi-conducteur dans les panneaux solaires. Borax français, filiale de Rio Tinto, en produit des dérivés à l’usage de l’industrie.

Jadarite – Crédit : Dungodung

Un million de véhicules électriques par an

Forte de centaines de forages creusés depuis 2004, sans le consentement de la population, la multinationale estime que le sous-sol de la vallée du Jarda contiendrait 10 % des réserves mondiales de lithium, une manne exceptionnelle dont l’extraction pourrait la propulser « dans le top 10 mondial des producteurs » d’or blanc.

Projetant d’y investir deux milliards et demi de dollars, Rio Tinto espère ainsi retirer de la mine, en quatre décennies d’exploitation, « 2,3 millions de tonnes de carbonate de lithium », suffisantes pour approvisionner la fabrication d’un million de véhicules électriques par an.

Les enjeux financiers sont donc colossaux, et pour mettre la main sur « sa » jadarite, Rio Tinto est prêt à tout.

Le géant minier aurait déjà racheté 148 des 600 hectares qui lui sont nécessaires pour enclencher la première phase de construction, prévue en 2022. Dans la commune de Gornje Nedeljice, à 10 km de Loznica, une cinquantaine de maisons auraient été acquises à prix d’or, jusqu’à cinq fois celui du marché. 

La zone se vide peu à peu de ses habitants, rapporte l’hebdomadaire belgradois Vreme, tandis que la multinationale, à travers sa succursale serbe, Rio Sava Exploration, a déjà choisi l’emplacement de sa future usine de traitement des concentrés de jadarite.

Crédit : Atlas des Conflits pour la Justice Environnementale

Lutte contre la pollution délocalisée

Bien que plusieurs étapes réglementaires restent encore à franchir, dans les faits, plus rien ne s’oppose à l’implantation de Rio Tinto en Serbie, si ce n’est la population.

Car dans les environs de Loznica, où les plaines cultivées, parsemées de maisons, bordent de vertes collines et la rivière, bien des habitants refusent encore que le géant minier aux revenus « deux à trois fois supérieurs au budget de la République de Serbie » vienne saccager du bout du monde leur territoire, aussi préservé que vivant.

Pour ces riverains irréductibles, la vallée sera tout bonnement sacrifiée à la « croissance verte » de l’Union européenne, « qui veut respirer de l’air pur, même si cela implique des technologies sales, qui font de la Serbie une décharge », déclarait un leader de l’opposition à la mine, fin novembre, à France Info. 

Alors que de nombreux gisements de lithium restent inexploités sur son territoire, l’Europe refuse en effet de développer l’extraction, jugée trop controversée, et préfère s’en remettre aux importations, dont neuf dixièmes de son industrie automobile électrique serait dépendante.

Autour de Loznica, les opposants au projet minier se sont rassemblés en diverses associations telles que le mouvement Ne damo Jadar (« Nous ne donnons pas Jadar »), à l’origine d’une pétition très médiatisée, signée par 170 000 personnes.

Manifestation contre la mine par les habitants – Crédit : Ne Damo Jadar

Dans ses publications, Ne damo Jadar explique que l’ouverture de la mine de Rio Tinto compromettrait 293 km2 de terres parmi « les plus fertiles de Serbie » et bouleverserait l’existence de « 19 000 personnes », habitant « 22 villages »

L’extraction du lithium, par ailleurs, exigerait d’employer des dizaines de tonnes d’explosifs par mois, 20 000 m3 d’eau par jour et 300 000 tonnes d’acide sulfurique par an, dont une partie finira certainement dans la nature.

Tous les jours, 25 000 m3 d’eaux usées « seraient [aussi] déversées dans le Jadar ou canalisées vers la Drina », un second sous-affluent du Danube, ajoute Zvezdan Kalmar, un autre opposant très actif.

Enfin, 57 millions de tonnes de déchets, provenant de la mine, devraient être stockés sur 40 ans à proximité du Jadar, dont les crues intempestives font craindre à beaucoup un empoisonnement irrémédiable de l’environnement.

Jadar, Serbie – Crédit : Rio Tinto

Rio Tinto, pollueur non-payeur

Dans une synthèse de son projet, Rio Tinto assure « avoir conduit 12 études environnementales [non publiées, ndlr] et plus de 23 000 analyses des sols, de l’eau, de l’air et du bruit », lui permettant de « prédire les impacts, y compris cumulatifs », que ses activités auront sur la vallée.

Pour la multionationale, la mine de Jadar doit être une mine propre ; mais comment croire un groupe dont l’histoire tout entière est émaillée de scandales ? 

En Papouasie-Nouvelle-Guinée, Rio Tinto est par exemple accusé d’avoir abandonné, sans la dépolluer, ce qui représentait alors la plus grande mine de cuivre à ciel ouvert du monde, il y a trente ans.

La vaste pollution qui résulta de cette débâcle industrielle aurait même précipité l’éclatement de la guerre civile qui fit, au cours des années 1990, plus de 20 000 morts dans ce petit pays du Pacifique.

Plus récemment, en 2020, le monde entier est resté sidéré lorsque le géant minier a fait sauter par erreur, lors de l’agrandissement d’une mine de fer, l’une des grottes les plus anciennes de la communauté aborigène australienne, occupée par l’homme depuis 46 000 ans.

Lire aussi : Après Juukan Gorge, 40 sites aborigènes risquent d’être détruits par l’industrie minière en Australie

Manifestations contre des lois « anticonstitutionnelles »

En Serbie, le projet de mine de la vallée de Jadar est devenu, ces dernières semaines, l’emblème de la lutte contre la politique autoritaire du président Aleksandar Vucic, dont l’administration est accusée de vendre le pays à des entreprises étrangères.

À seulement quelques mois des élections nationales, les partis d’opposition et le mouvement Ekoloski Ustanak (« le Soulèvement écologique ») ont fait descendre plusieurs fois le peuple dans la rue, au cours de manifestations monstres qui ont temporairement paralysé le pays.

Fin novembre, un week-end de mobilisations rassemblant des milliers de personnes, dans toute la Serbie, avait été accompagné de violences inhabituelles : des hommes cagoulés s’en étaient pris à des manifestants pacifiques de Sabac, dans l’Ouest, indignant les médias et laissant supposer que le président se servait d’une milice privée pour étouffer la contestation.

Lire aussi : « L’auto-justice tend à se confondre avec la préservation de l’ordre établi, menacé par les luttes sociales »

Le mouvement Ekoloski Ustanak avait alors adressé un ultimatum à Vucic. Si le 3 décembre, les « lois anticonstitutionnelles » favorables à l’industrie — la première assouplissant les procédures d’expropriation et la seconde autorisant la tenue d’un référendum sur la mine de Jadar — n’étaient pas retirées, « la Serbie s’arrêterait » le samedi suivant.

Les lois « scélérates » n’ayant pas été supprimées, la population est redescendue, samedi dernier, dans les rues de Belgrade et d’une cinquantaine d’autres localités du pays.

Ce qui avait plutôt la forme d’une marche écologique s’est terminé, cette fois-ci, sans incident notable et les manifestants se sont donné rendez-vous sur les routes et les ponts samedi prochain.

Crédit photo couv : OLIVER BUNIC / AFP

Augustin Langlade

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