Si Rachel Carson, biologiste marine américaine et autrice de Printemps Silencieux, est une pionnière de l’écologie dont le travail est aujourd’hui mis en lumière, son engagement a été précédé de celui d’une autre femme encore méconnue de l’histoire : Rosalie Edge. Née en 1877 dans une famille aisée de New York, elle milite tout d’abord pour les droits des femmes avant de fonder le premier refuge d’oiseaux de proie aux Etats-Unis : le Hawk Mountain Sanctuary. Portrait d’une pionnière dont le nom et l'œuvre méritent d’être reconnus.
À l’école des suffragettes
C’est au milieu du XIXème siècle qu’apparaît le mouvement des suffragettes aux États-Unis, lors de l’acte fondateur de la Seneca Falls Convention (1848). Pendant plus d’un demi-siècle, sous l’impulsion de figures comme Elizabeth Cady Stanton et Susan B. Anthony, les suffragettes déploient manifestations, pétitions, publications et actes de désobéissance civile afin que les femmes obtiennent le droit de vote.
Rosalie Edge rejoint le mouvement en 1910 en souscrivant au New York State Women’s Suffrage Party. Elle participe à des manifestations et se fait connaître pour son style radical assumé, y compris au sein de la bourgeoisie dont elle est issue. Au sein du mouvement, Rosalie fait ses armes : maîtrise du plaidoyer, refus des compromis, capacités d’organisation collective et sens aigu de la justice.
Lorsqu’en 1920, le 19ème amendement de la Constitution américaine est adopté, reconnaissant le droit de vote aux femmes, Rosalie ne compte pas s’arrêter là dans son engagement militant.
Rosalie Edge
1929, un tournant pour l’écologie… Et pour Rosalie
Quelques semaines avant le krach boursier de 1929 paraît un pamphlet, “A Crisis in Conservation”, qui va jouer un rôle déclencheur majeur pour Rosalie Edge : signé par trois zoologistes affiliés au Museum Américain d’Histoire Naturelle, il dénonce l’abattage massif d’espèces emblématiques — aigles, cygnes trompettistes, condors — et le rôle complice des sociétés de conservation d’espaces naturels financés par l’État.
Alors en séjour à Paris, elle s’empresse de contacter l’un des auteurs, Willard Van Name, et fonde avec lui à son retour aux Etats-Unis l’Emergency Conservation Committee.
Tandis que les priorités nationales sont à la reprise économique suite au krach boursier de 1929, l’exploitation intensive des sols montre déjà ses limites : entre 1930 et 1936, des tempêtes de poussières massives ravagent les terres agricoles, détruisant des ressources dont le pays a tant besoin.
Si le terme d’écologie n’est encore pas consacré (il faudra encore attendre plusieurs décennies pour cela), la vision de Rosalie Edge se distingue déjà de celle des programmes de conservation d’espaces naturels qui mettent plus l’accent sur la préservation des terres à des fins de contemplation et de chasse que de réelle protection de la biodiversité.
Rosalie accuse frontalement les grandes associations de conservation d’être complices de la destruction environnementale, trop proches des intérêts industriels – et essuie quelques assignations en justice pour cela.
Elle dénonce la chasse dite « scientifique », milite pour la protection de toutes les espèces — y compris celles considérées comme « nuisibles » — et utilise ses propres ressources financières pour financer des campagnes de sensibilisation. En effet, là où des organisations comme l’Audubon Society se contentent de préserver certaines espèces « nobles », Rosalie Edge réclame une protection sans hiérarchie ni compromis.
Rosalie, au centre, à l’entrée du sanctuaire. Source : Hawk Mountain Sanctuary
Hawk Mountain : du cimetière au sanctuaire
En 1934, elle franchit une étape décisive : elle loue un site en Pennsylvanie, devenu tristement célèbre pour être un lieu de massacre de rapaces, la Hawk Mountain. À l’époque, les faucons et les aigles sont considérés comme nuisibles, abattus en masse à chaque migration. Rosalie Edge décide de racheter les terres pour en faire un sanctuaire.
Elle fonde la Hawk Mountain Sanctuary, premier refuge au monde consacré à la protection des oiseaux de proie. Ce lieu devient rapidement un site majeur de recherche ornithologique et un symbole du combat écologique. Encore aujourd’hui, il accueille des milliers d’observateurs, bénévoles et scientifiques.
Aujourd’hui, l’association qui gère le sanctuaire mène des actions importantes de surveillance des migrations, en réalisant le comptage le plus long et continu au monde de migrations de rapaces.
Point de vue Nord du Hawk Mountain Sanctuary © Mary Linkevich / Flickr
Elle développe également des programmes de formation pour étudiants et jeunes professionnels du monde entier, et mène également des projets d’aménagement écologique et de gestion scientifique du territoire.
Malgré ses accomplissements et la richesse de son héritage, Rosalie Edge n’a pas la notoriété de figures de pionniers américains comme John Muir ou Rachel Carson. Et pourtant, elle fut l’une des sources d’inspiration majeure de Rachel Carson, qui se rendit à plusieurs reprises au Hawk Mountain Sanctuary pour y observer les migrations de rapaces et utiliser les données sur les populations juvéniles d’aigles comme éléments de preuve contre les effets du DDT dans Silent Spring (1962).
Un héritage précieux – mais encore trop silencieux – pour l’écologie moderne, là où la lutte contre les pesticides et la reconnaissance de leurs liens avec les cancers est encore d’actualité.
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