Pour faire face à la crise climatique déjà largement enclenchée, un ensemble de mesures pourraient permettre de modifier artificiellement et à grande échelle le climat : il s’agit de la géo-ingénierie solaire. Alors que les émissions de gaz à effet de serre sont encore loin de baisser de manière suffisante pour atteindre les objectifs climatiques de l’Accord de Paris, et que les indicateurs du changement climatiques se font de plus en plus alarmants, le déploiement de ce type de méthodes de géo-ingénierie fait l’objet de discussions et débats. L’une de ces techniques consiste à modifier le rayonnement solaire par l’injection d’aérosols dans la stratosphère, dont le but est de faire baisser la température moyenne planétaire. Une technique à la fois potentiellement efficace, et très contestée, étant donné l’incertitude autour de ses bénéfices, les difficultés relatives à sa mise en œuvre mais surtout les nombreux risques qu’elle induit. Un article de Loïc Giaccone.
Géo-ingénierie ?
La modification artificielle du climat a une longue histoire, presque aussi vieille que la climatologie elle-même. Bien avant que l’on ne s’inquiète du changement climatique, les grandes puissances qui s’affrontaient durant la guerre froide cherchaient déjà à modifier de manière locale ou globale la météo et le climat, en premier lieu à des fins militaires.
Comme le montre le documentaire dédié à ce sujet « Les apprentis sorciers du climat » (2014), une partie des techniques de géo-ingénierie aujourd’hui envisagées sont les descendantes de ces premiers travaux.
Le rôle des scientifiques du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC, IPCC en anglais) est d’évaluer et faire la synthèse des connaissances scientifiques existantes sur le changement climatique et les moyens de l’atténuer, sans pour autant être prescriptif dans les orientations à suivre : son mandat est de permettre aux décideurs d’avoir les éléments les plus pertinents possibles pour pouvoir mettre en place des politiques climatiques.
À ce titre, le GIEC évalue les travaux scientifiques traitant de la géo-ingénierie. Dans son cinquième rapport d’évaluation de 2014, il en donnait la définition suivante :
« Terme qui se rapporte à un vaste ensemble de méthodes et de techniques visant à modifier délibérément le système climatique pour lutter contre les effets du changement climatique. »
Ce « vaste ensemble » est divisé en deux catégories principales, qui diffèrent par leurs temporalités et leurs façon d’agir sur le climat :
– Les techniques de modification du rayonnement solaire (Solar radiation modification, SRM), qui ont pour but d’agir directement sur les flux énergétiques en réfléchissant une partie du rayonnement provenant du Soleil,
– Les techniques d’élimination du dioxyde de carbone (Carbon dioxide removal, CDR), qui visent à faire baisser la concentration de CO2 dans l’atmosphère.
La suite de la définition du GIEC précise :
« L’échelle et le but ont une importance capitale. Deux caractéristiques essentielles des méthodes de géo-ingénierie suscitent des inquiétudes particulières: elles utilisent ou touchent le système climatique (ex.: atmosphère, terres émergées ou océans), à l’échelle mondiale ou régionale et/ou elles pourraient avoir des effets considérables indésirables au-delà des frontières nationales. »
La modification du rayonnement solaire (Solar radiation modification, SRM, anciennement solar radiation management) n’est actuellement pas envisagée dans les scénarios ou les politiques d’atténuation, elle est seulement étudiée.
Cet ensemble regroupe plusieurs techniques distinctes, plus ou moins réalistes et efficaces, et dont le but global est de renvoyer les rayons du Soleil dans l’espace pour limiter le réchauffement.
Injection d’aérosols dans la stratosphère
La technique de l’injection d’aérosols dans la stratosphère (Stratospheric aerosol injection, SAI) est la technique de géo-ingénierie solaire la plus probante et la plus étudiée d’après le GIEC, car elle aurait le potentiel d’agir sur le climat de manière significative par rapport au réchauffement en cours, à la différence des autres méthodes présentées ci-dessus.
Les aérosols sont de fines particules en suspension dans un milieu gazeux, en l’occurrence ici la couche de l’atmosphère au-dessus de celle dans laquelle nous vivons, la stratosphère. L’idée de cette méthode provient de l’observation de l’impact climatique des éruptions volcaniques, qui émettent de grandes quantités d’aérosols.
Les particules des panaches volcaniques, en renvoyant une partie du rayonnement solaire, ont pour effet de refroidir temporairement, de l’ordre de quelques années, le climat. L’éruption du Pinatubo par exemple, en 1991, a refroidi le climat mondial de plusieurs dixièmes de degrés
L’injection volontaire d’aérosols dans la stratosphère n’a pour l’instant pas été testée directement, et n’est prévue dans aucun scénario d’atténuation du GIEC.
Les modèles climatiques et les observations faites après les grandes éruptions volcaniques permettent cependant d’avoir une idée approximative de son potentiel. Le GIEC résumait dans son rapport de synthèse (IPCC, AR5, SYR, encadré 3.3) :
« […] si [la gestion du rayonnement solaire] était réalisable, elle pourrait compenser dans une certaine mesure une élévation des températures mondiales et certains de ses effets. Il est possible qu’elle offre une capacité de refroidissement plus rapide que l’atténuation des émissions de CO2. »
C’est aussi une technique relativement facile à mettre en place. Dans une présentation, l’un des chercheurs soutenant la géo-ingénierie, David Keith, estime que pour une réduction de 2 W/m2 (l’unité de mesure du forçage radiatif) en 2100 du réchauffement planétaire, il serait nécessaire d’envoyer l’équivalent de 1,5 millions de tonnes de soufre dans l’atmosphère chaque année.
Afin d’en prendre la mesure, il compare ces chiffres aux émissions actuelles dues à la pollution (50 millions de tonnes) ou de l’éruption du Pinatubo (8 millions).
D’après le chercheur, pour effectuer l’injection, il faudrait une flotte d’une centaine d’avions spécialement designés et équipés qui devraient effectuer environ 120 000 vols par an, pour un coût annuel de 5 milliards de dollars.
D’autres travaux sont moins optimistes et prévoient des quantités plus élevées d’aérosols à injecter (IPCC, SR1.5, 4.3.8.2). Cela reste cependant quelque chose de relativement « abordable » à l’échelle des Etats.
Risques et incertitudes
Mais alors, pourquoi n’avons-nous pas d’ores et déjà mis en place ce qui semble être une « solution » facile ? Car il y a un certain nombre de risques, et non des moindres, comme le montre la suite de l’encadré du rapport de synthèse du GIEC :
« Si l’on devait avoir recours à la gestion du rayonnement solaire, celle-ci présenterait de nombreux effets secondaires, incertitudes, risques et défauts. Beaucoup d’éléments semblent indiquer qu’elle conduirait à une diminution faible, mais significative, des précipitations mondiales (avec de plus grandes différences à l’échelle régionale). On pourrait probablement observer aussi une déperdition modeste d’ozone stratosphérique polaire associée à la gestion du rayonnement solaire par des aérosols stratosphériques. Quoi qu’il en soit, ce type de gestion ne préviendrait ni les incidences du CO2 sur les écosystèmes ni l’acidification des océans qui ne sont pas liées au réchauffement [car les gaz à effet de serre continuerait d’être présents dans l’atmosphère]. Il pourrait également y avoir d’autres conséquences imprévues à ce jour. »
Ainsi, cette technique ne « répare » pas le climat, mais nous fait entrer dans un autre état climatique, avec des régimes de précipitations modifiés, en particulier sur la bande équatoriale.
La suite du rapport prévient d’un risque important concernant l’injection d’aérosols dans la stratosphère : si cette mesure est mise en place sans que les émissions de gaz à effet de serre ne baissent, le potentiel réchauffant de ces gaz reste présent et même, continue d’augmenter tant qu’il y a des émissions, tandis que les aérosols permettent de maintenir une température stable.
La durée de vie des aérosols dans l’atmosphère étant assez courte, cela demande de continuer d’en injecter régulièrement, tous les ans, tant qu’il y a un surplus de gaz à effet de serre dans l’atmosphère.
Si un jour, pour une raison ou une autre, il n’y a plus d’injection de particules, il y aura un « rattrapage climatique » brutal (« termination shock ») : les températures remonteraient au niveau qu’elles auraient atteint sans la géo-ingénierie, en une ou deux décennies seulement. Un réchauffement si rapide et violent « créerait des tensions dans les systèmes sensibles au rythme du réchauffement », résume le GIEC.
Bien que cette technique soit d’un coût relativement bas (y compris pour des opérateurs privés), l’incertitude sur son potentiel de refroidissement, ses impacts globaux et ses risques potentiels posent de nombreux problèmes. Le GIEC résumait, toujours dans son rapport de synthèse de 2014 :
« Les techniques de gestion du rayonnement solaire soulèvent des questions de coûts, de risques, de gouvernance et d’incidences éthiques à l’égard de leur mise au point et de leur déploiement. […] Quand bien même cette gestion permettrait de modérer l’augmentation des températures d’origine anthropique au niveau mondial, elle impliquerait une redistribution des risques dans l’espace et dans le temps. Elle soulève donc d’importantes questions de justice intragénérationnelle et intergénérationnelle. […] Leurs implications en termes de gouvernance sont particulièrement préoccupantes, notamment du fait que des mesures prises unilatéralement pourraient entraîner des conséquences et des coûts importants pour d’autres parties. »
Pour résumer, avec la géo-ingénierie solaire, nous irions vers un nouveau climat, géré et façonné par les humains, voire, en fonction de la façon dont elle serait mise en place, par certains humains, au détriment d’autres.
Les conséquences éthiques et philosophiques sont immenses : nous serions plus que jamais dans l’Anthropocène, avec une prise en main volontaire du thermostat planétaire. Dans le chapitre 19 de son rapport d’évaluation, le groupe II du GIEC dédié aux impacts, l’adaptation et la vulnérabilité mentionne ces risques importants (traduit de l’anglais) :
« Il existe également un risque de « danger moral » ; si la société pense que la géo-ingénierie résoudra le problème du réchauffement climatique, il se peut que l’on accorde moins d’attention à l’atténuation (par exemple, Lin, 2013). En outre, en l’absence d’accords mondiaux sur la manière et la quantité de géo-ingénierie à utiliser, la SRM présente un risque de conflit international (Brzoska et al., 2012). Étant donné que les coûts directs de la SRM stratosphérique ont été estimés à des dizaines de milliards de dollars américains par an (Robock et al., 2009 ; McClellan et al., 2012), elle pourrait être entreprise par des acteurs non étatiques ou par de petits États agissant de leur propre chef (Lloyd et Oppenheimer, 2014), contribuant potentiellement à un conflit mondial ou régional (Robock, 2008a,b).
Compte tenu de l’ampleur des conséquences et de l’exposition de sociétés dont la capacité à faire face est limitée, la géo-ingénierie représente un risque potentiel majeur. »
Deux visions opposées
On pourrait penser qu’après une telle évaluation, vu le niveau de risque et les incertitudes, le déploiement de la géo-ingénierie solaire soit mis de côté. Ses défendeurs ont cependant un autre argument : des chercheurs comme David Keith proposent d’utiliser l’injection d’aérosols dans la stratosphère pendant un certain temps seulement (quelques décennies) pour « aplatir la courbe » du changement climatique, afin de ne pas dépasser un seuil de réchauffement « à risque », pendant que l’on met en place des mesures d’atténuation des émissions et de capture de carbone à grande échelle.
Dans ce schéma, l’injection de particules devrait être mise en place bien avant l’atteinte de la neutralité carbone, et même avant le déploiement de la capture de carbone. C’est pourquoi lui et d’autres chercheurs insistent pour continuer les recherches sur la géo-ingénierie solaire.
Cependant, le Résumé du rapport spécial 1.5 de 2018 du GIEC pour les décideurs reste clair à propos du déploiement de la géo-ingénierie solaire :
« Bien que certaines de ces mesures puissent en théorie permettre d’atténuer un éventuel dépassement du seuil de 1,5 °C, elles se heurtent à de grandes incertitudes et lacunes de connaissances ainsi qu’à des risques importants et à des contraintes institutionnelles et sociales limitant leur déploiement, liées à la gouvernance, à l’éthique et aux impacts sur le développement durable. En outre, elles ne contribuent pas à atténuer l’acidification des océans (degré de confiance moyen). »
Le rapport de 2020 du Programme pour l’environnement de l’ONU sur les besoins en matière de d’engagements climatiques estime que la trajectoire des politiques actuelles mène à un réchauffement de plus de +3°C en 2100.
Bien que de nombreuses annonces encourageantes d’objectifs climatiques aient récemment été faites, en admettant qu’ils soient tenus, l’écart entre ceux-ci et les trajectoires pour maintenir le réchauffement à +1,5°C est encore significatif.
Dans ce contexte, et alors que les impacts du changement climatique se font de plus en plus prégnants, de nombreuses voix se font entendre pour continuer les recherches sur la géo-ingénierie solaire. Car de nombreuses incertitudes demeurent, la réponse du climat au niveau régional, les types d’aérosols à injecter, l’altitude, la quantité…
Et ce n’est pas tout : en avril 2021, un groupe de chercheurs spécialistes du sujet a identifié de nombreux dangers potentiels pour les écosystèmes en cas de déploiement de l’injection d’aérosols dans la stratosphère. Sans prendre position pour ou contre cette technique, ils plaident pour une plus grande collaboration entre les écologues et les climatologues afin de réduire les nombreuses incertitudes quant à ses conséquences sur la biosphère.
Les chercheurs du projet SCoPEx (Stratospheric Controlled Perturbation Experiment), de l’université de Harvard, ont pour but d’étudier la réaction des aérosols dans l’atmosphère afin d’augmenter la fiabilité des modélisations informatiques de géo-ingénierie solaire. L’expérience n’est pas en soi, un test « terrain » de la technique. Elle devait avoir lieu ce printemps, en Suède, mais a finalement été annulée suite à une importante mobilisation locale contre cette expérimentation.
En mars 2021, les académies nationales américaines des sciences, de l’ingénierie et de la médecine ont rendu un rapport présentant des recommandations pour la recherche sur la géo-ingénierie solaire. Les 16 auteurs, experts de différentes disciplines, concluent par la nécessité de créer et financer à hauteur de 200 millions de dollars un programme de recherche pluridisciplinaire, dans le but de réduire les nombreuses incertitudes qui entourent cette technique.
La recherche autour de la géo-ingénierie solaire fait elle-même l’objet de débats, celle-ci pouvant mener sur une « pente glissante » vers son déploiement, ou encore enclencher différents « verrous » qui empêcheraient tout retour en arrière.
Le rapport des académies américaines a fait réagir d’autres experts, comme les chercheurs Ray Pierrehumbert et Michael Mann. Dans une tribune publiée récemment par le Guardian, ils présentent la géo-ingénierie solaire comme l’excuse parfaite pour les pollueurs, notamment les industries des énergies fossiles, pour continuer business as usual.
Pour eux, il n’y a pas le choix : « La triste réalité est qu’il n’existe aucun plan B viable pour la crise climatique ; la décarbonation rapide est notre seule voie sûre ».
Un axe central dans le rapport spécial 1.5 du GIEC, qui présente différentes stratégies de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Ces trajectoires « exigeraient des transitions rapides et radicales dans les domaines de l’énergie, de l’aménagement des terres, de l’urbanisme, des infrastructures (y compris transports et bâtiments) et des systèmes industriels » (IPCC, SR1.5, SPM, C2).
Le problème, c’est que plus les émissions tardent à être réduites, plus l’augmentation des températures risque de faire apparaître les techniques telles que l’injection d’aérosols dans la stratosphère comme envisageables, voire, ne laissera pas le choix.
Ces craintes ont été exprimées par les chercheurs James Dyke, Robert Watson et Wolgang Knorr dans un article sur The Conversation :
« À mesure que le mirage de chaque solution technique magique disparaît, une autre alternative tout aussi inapplicable apparaît pour prendre sa place. La prochaine est déjà à l’horizon – et elle est encore plus effroyable. Une fois que nous aurons réalisé que le « net zéro » n’arrivera pas à temps ou même pas du tout, la géo-ingénierie […] sera probablement invoquée comme la solution pour limiter la hausse des températures. »
Le sixième rapport d’évaluation du GIEC est en cours de finalisation, et le rapport du groupe I sur les éléments scientifiques du climat sera publié durant l’été 2021. Nul doute que ses conclusions sur les derniers travaux traitant de la géo-ingénierie, solaire ou non, seront scrutées avec attention.
La rédaction remercie grandement Sophie Szopa, chercheuse en Chimie de l’atmosphère, pour sa relecture attentive.