Aujourd’hui les gens cherchent avant tout un travail qui donne du sens à leur vie, d’où les reconversions et les incertitudes des jeunes.
J’ai compris plus de choses sur ce balcon enfumé que dans toutes les réunions d’orientation et les confidences de fin de soirée. Ici je suis entière. Je me suis parlée comme personne ne saura jamais m’entendre. Demain je vais devoir me présenter. Avoir des opinions, de quoi me plaindre et de quoi rigoler. Savoir dire ce que je fais, ce que j’aime, d’où je viens, ce que je fais là. Demain j’ai rendez-vous avec ce qu’on attend de moi.

Maman est rassurée. Sa fille va avoir un endroit où aller et d’où revenir chaque jour. Finis les mois à ne rien faire. Pas question de lui faire comprendre que c’est sur ce balcon que je me suis le mieux entendue avec moi-même. Je veux dire, littéralement entendue.
Demain je serai la fille de l’appart d’en face. Celle qui n’a pas le temps d’aller sur son balcon, sauf le weekend quand elle reçoit des amis. Celle qui prépare à manger en coinçant son téléphone avec son épaule. Qui dit Je te rappelle mais qui n’a pas le temps de rappeler. D’ailleurs, il faudra que je prenne un forfait soirs et weekends illimités.
Un agenda, des rendez-vous, des congés, et un chemin à prendre tous les matins. Des immeubles et des visages qu’on ne voit pas, tête baissée dans le couloir des urgences à anticiper. Je me demande si les oies traversent le ciel de la même manière. Demain, loin du balcon, à l’heure des oiseaux migrateurs, j’aurai les yeux rivés sur un écran. Le dos voûté, le cou tendu, les yeux injectés de pixels. J’ai été dépucelée de ce qui me restait d’illusions. Avant je croyais qu’avec le talent, la volonté et le travail, on finit par y arriver. Marre de commander le menu de la veille.

L’année dernière à cette période les oies fléchaient mon lambeau de ciel. Mon stage venait de finir. Pas d’embauche au bout. Le temps d’apparaître derrière la tour du Nord, de longer l’immeuble-qui-a-l’air-de-WC-publiques, de disparaître derrière la fenêtre de Madame Jeannine au troisième, elles m’avaient déplié un horizon comme il n’en pousse qu’entre les murs gris des cours, là où le regard est entraîné à étendre tout ce qu’il trouve… d’ailleurs, il faudra que je prévienne Madame Jeannine qu’elle trouve quelqu’un d’autre pour l’aider à étendre son linge les mardis. Les oies devront se trouver d’autres fronts à relever. Parce qu’elles finiront bien par la prendre, la route. Il faut bien la prendre un jour. Elles seront juste un peu en retard, c’est tout.
Cette série d’article vous propose d’aborder différents sujets de société par le prisme de petits personnages tirés du roman 30 ans dans une heure de Sarah Roubato (ed Publie.net)
