Alors que la France sort d’une élection présidentielle marquée par la défiance envers le système économique et les grandes entreprises, il existe des innovations sociales qui tentent de concilier fonctionnement capitaliste et intérêt général : tour d’horizons de ces rêveurs aux pieds sur terre.
La « mondialisation affreuse »
Chez Marine Le Pen, un élément de discours est incessant : il faut sortir de la mondialisation, démanteler le « système ». Cette injonction assenée en permanence trouve écho chez d’autres candidats, comme Jean-Luc Mélenchon, qui se déclare ouvertement anticapitaliste. A en croire les scores de ces candidats au premier tour de l’élection présidentielle, nombre de Français sont d’accord avec leur point de vue.
Comment les en blâmer ? Les entreprises multinationales, grandes représentantes de la mondialisation, n’ont rien d’enfants de chœur. Nos pages, d’ailleurs, regorgent d’exemples de négligence, d’indifférence ou de poursuite inhumaine du profit par ces mêmes multinationales. En tant qu’individus à la merci de cet aveuglement, il est logique d’en vouloir au « système » économique, au règne de l’argent à une échelle qui n’est plus humaine.
Le profit est dans l’ADN des entreprises
Prenons cependant un peu de hauteur : pourquoi reproche-t-on aux grosses entreprises de négliger leurs employés, l’environnement et leurs consommateurs, pour toujours plus de profit ? Dans beaucoup de cas, et sans excuser certains dirigeants sans scrupules, c’est simplement parce que ces entreprises ont l’obligation contractuelle de réaliser des profits. En effet, une société par action, particulièrement aux Etats-Unis, est tenue de rechercher le profit, comme le disait en 1970 l’économiste Milton Friedman : « la responsabilité sociale des entreprises est d’augmenter les profits ».
En vertu de ce mode de fonctionnement, une entreprise qui décide de consacrer une partie de ses bénéfices à une cause sociale, environnementale, ou tout autre utilisation que l’investissement en vue de croître, peut être poursuivie en justice par ses propres actionnaires. C’est ce qui est arrivé à Ford en 1919 : comme Henry Ford préférait augmenter ses salaires plutôt que les dividendes, il a été attaqué – et a perdu – en justice par ses actionnaires.
Faire autrement
Face à ce constat, tous ne choisissent pas de rejeter en bloc le capitalisme et les grandes entreprises. C’est le cas des créateurs de la notion « d’entreprise à mission ». Ces entreprises, dont il existe désormais plusieurs formes, intègrent directement dans leurs statuts « une mission sociale, scientifique ou environnementale, au-delà de la seule maximisation du profit » ; de quoi s’affranchir de la colère des actionnaires.
Ce genre d’entreprise n’est plus rare aux Etats-Unis, avec la notion de public benefit corporation (PBC). Les entreprises adoptant ce statut doivent émettre un rapport annuel sur leurs activités servant l’intérêt général. D’autres statuts, plus ou moins exigeants, existent par le monde, comme la community interest company au Royaume-Uni, ou la société à finalité sociale en Belgique : « tous ces statuts relèvent d’une même recherche de convergence entre bien commun et capitalisme ; vouloir continuer à les séparer est une posture obsolète », déclare Virginie Seghers, fondatrice du cabinet Prophil qui se spécialise dans cette double mission.
C’est ainsi qu’aux Etats-Unis l’entreprise Patagonia consacre 1 % de son chiffre d’affaires au soutien de causes écologiques et sociales, tandis que Kickstarter fait don de 5% de ses bénéfices pour lutter contre les inégalités. Si aujourd’hui moins de 0,01% des entreprises américaines possèdent ce statut, le modèle fait école.
Dernièrement, le géant Danone a rejoint la danse : en faisant de sa filiale DanoneWave, récemment achetée, une public benefit corporation, le groupe a donné naissance à la plus grande société « à mission » du monde (6000 salariés). Pour l’entreprise française, c’est aussi un moyen de perpétuer la mission du fondateur historique, Antoine Riboud, de « réduire les inégalités excessives en matière de conditions de vie et de travail ». Pour Lorna Davis, PDG de DanoneWave, ce changement est même précurseur : « dans 10 ans, il semblera inconcevable de faire des affaires autrement ; l’idée qu’une entreprise ne se soucie que du profit paraîtra dépassée et irresponsable ».
De manière générale, il semble fondamental de sensibiliser les entreprises à leurs missions au-delà du profit : parce qu’elles emploient la population et en dépendent directement, elles ont aussi une responsabilité sociale.
Plus que du « greenwashing »
Face à toutes ces bonnes intentions, il est facile de douter du véritable engagement des entreprises, qui ont beaucoup à gagner en termes d’image de marque avec un tel statut, et très peu à perdre (les contraintes en termes d’évaluation de l’impact social sont minimes). Pour autant, certaines initiatives semblent sincères, comme le don qu’avait fait en 2016 Patagonia de tout son chiffre d’affaires du « Black Friday » à des associations.
En France, l’idée existe aussi mais le cadre légal se fait attendre, malgré la loi de juin 2014 sur l’Economie sociale et solidaire (« loi Hamon »), qui ouvre la voie aux entreprises « utiles ». Pour aller plus loin, des chercheurs des Mines ParisTech proposent dans un ouvrage la notion de société à objet social étendu (Sose) – un statut qu’ils expérimentent avec Nutriset, qui fabrique et commercialise des produits destinés aux populations victimes de malnutrition. Pour le cabinet Prophil, qui a réalisé un panorama complet des statuts d’entreprise au service du bien commun en France et dans le monde, un tel statut permettrait de renouveler et de renforcer le principe de la RSE (responsabilité sociale des entreprises), qui dépend aujourd’hui de la bonne volonté du dirigeant et des actionnaires.
Inciter à l’intérêt social
Soucieux de simplicité, Emmanuel Faber, PDG de Danone, préfère une solution alternative : modifier le code civil définissant l’objet des entreprises pour y inclure la possibilité d’une responsabilité sociale. D’autres enfin plaident pour une plus grande introduction des fondations à but non lucratif dans l’actionnariat des grandes entreprises, comme c’est notamment le cas au Danemark. En effet, 54% des entreprises danoises appartiennent majoritairement à des fondations, qui encouragent par leurs capitaux des stratégies plus respectueuses et transparentes, pour un « capitalisme stable et de long terme ».
De manière générale, il semble fondamental de sensibiliser les entreprises à leurs missions au-delà du profit : parce qu’elles emploient la population et en dépendent directement, elles ont aussi une responsabilité sociale. Inciter les entreprises à reconnaître leur mission d’intérêt général, ce serait aussi œuvrer à la réconciliation entre la population et le « système ».

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