Si quelque chose n’est pas centralisé en France, c’est bien les conséquences de la répression policière, judiciaire et administrative, qui semble se développer dans des proportions jamais égalées, au moins depuis des dizaines d’années. Partout, des mouvements sociaux se déclarent, partout le gouvernement répond par la force. C’est pourquoi un bilan provisoire s’impose. Petit tour d’horizon.
Violence étatique physique
Depuis bientôt un an et demi, la question est sur toutes les lèvres. Les violences policières ont-elles augmenté, ou sont-elles devenues plus visibles qu’auparavant ? Le gouvernement actuel est-il le pire que la Ve République ait connu ? Les mouvements de contestation subissent-ils une répression sans précédent, alors que le pays traverse une période de réformes à marche forcée ?
Selon Sébastien Roché, directeur de recherche au CNRS et auteur du livre De la police en démocratie, la réponse ne fait aucun doute :
« L’augmentation des violences au cours des opérations de maintien de l’ordre en France est manifeste et sans précédent par l’ampleur de la casse humaine. Sorties des banlieues, elles ont pris une visibilité particulière, quoique classique lors de grandes crises sociales », déclare le chercheur, dans un article pour la revue Esprit de janvier.
De fait, les rapports entre la police et la population ne cessent de se dégrader. Si l’on suit les chiffres du Figaro, il y aurait eu 23 000 actes de violence à l’égard des personnes dépositaires de l’autorité, pompiers, gendarmes, policiers, rien qu’en août 2019, et ces chiffres auraient augmenté de 60 % en vingt ans.
En France, l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales est chargé de recenser ce type de violences, à l’égard des forces de l’ordre ; au même titre que l’Insee, cet organisme dépendant de l’État dresse des statistiques et communique ainsi des données fiables, capables d’orienter les politiques de protection.
Cependant, dans l’autre sens, il n’existe aucun institut, aucun observatoire, aucun organisme indépendant qui soit en mesure d’évaluer l’ampleur des violences policières sur la population, si bien que l’analyse de ce phénomène en recrudescence est condamnée à se fier à la multiplication des faits divers, au recoupement des informations ou au dénombrement approximatif, c’est-à-dire sans cadre légal ou persuasif.
L’intuition commune, c’est que le gouvernement sape et réprime à peu près tous les mouvements de contestation, élargissant par là même la violence policière à toutes les franges de la population.
En ce qui concerne les manifestations, les chiffres sont assez éloquents. En 2018, avec l’apparition du mouvement des « Gilets jaunes », presque 20 000 tirs de LBD ont été recensés et plus de 5 000 utilisations de grenades de désencerclement, contre respectivement 6 357 et 1 357 en 2017. De la même manière, entre février 2016 et août 2019, des médecins ont dénombré 43 cas de blessures oculaires liées à l’usage massif d’armes non létales par la police, la majeure partie de celles-ci ayant été commises ces deux dernières années.
Yeux crevés, mains arrachées, tirs à bout portant, coups et blessures au sol, croche-pieds, charges des CRS contre des manifestants du troisième âge et même des handicapés, « lésions de guerre », interpellations meurtrières :
une telle abondance des témoignages de violences, dénoncées unanimement par tous les partis d’opposition ainsi que certains médecins, répertoriées de plus en plus par les journalistes, ne peut certes pas nous égarer sur les bouleversements du maintien de l’ordre dans le pays des droits de l’Homme.
Violence étatique morale
À la dissuasion physique s’ajoute bien entendu la dissuasion morale, alimentée non seulement par l’inflexibilité du gouvernement sur l’usage des lanceurs de balles de défense, leur utilisation systématique, mais aussi le soutien inconditionnel aux forces de l’ordre et la croissance du nombre de blessés graves lors des manifestations.
Chacun sait aujourd’hui qu’en allant manifester, il risque de perdre un œil, une main, ou de subir une infection pulmonaire à cause des gaz lacrymogènes, qui passent inaperçus dans ce contexte d’ultra-violence. La dissuasion morale, c’est également une utilisation excessive des organes judiciaires, quand on sait que le mouvement des « Gilets jaunes » a battu tous les records en la matière.
De novembre 2018 à juin 2019, dans toute la France : 10 000 gardes à vue, 3 100 condamnations, 2 100 comparutions immédiates, 1 000 peines de prison ferme, dont 400 avec incarcération immédiate… Une telle vague punitive, jamais vue dans l’histoire de notre Ve République, représente certainement le pouvoir suggestif le plus fort sur la population.
Si l’État sait se faire justice, il n’en va pas de même des manifestants : sur les 2 580 plaintes déposées entre 2018 et 2019 auprès de l’Inspection générale de la Police nationale (encore un record), l’écrasante majorité a été classée sans suite, on sait pourquoi. Et dans tous les cas, elles ne pourraient être toutes traitées comme il se doit, faute d’effectifs et de soutien financier, mais surtout de véritable volonté politique d’en finir avec la violence.
Au contraire, au lieu d’être contenues par tous les moyens, la violence et la répression semblent s’étendre à des franges inattendues de la population. C’est le cas par exemple des pompiers qui, durant leurs multiples manifestations ces derniers mois, ont régulièrement fait les frais de ce nouveau système de maintien de l’ordre, comme le 17 décembre 2019 ou le 28 janvier 2020 à Paris, où les soldats du feu ont été molestés par ceux qui représentent en quelque sorte leurs confrères. Voilà un dérapage caractéristique de cette nouvelle manière qu’a l’État de se frapper lui-même.
Lycéens et enseignants, les nouvelles victimes
D’une toute autre mesure, la brutalité étatique qui s’abat en ce moment sur les enseignants et les lycéens qui manifestent contre la nouvelle recette du baccalauréat signée Blanquer témoigne de cette généralisation de la violence et de la criminalisation de toute action politique.
Dans le volet de la répression administrative, une enquête détaillée de Basta !, publiée le 7 février, montre que les épreuves perturbées du baccalauréat en janvier ont été ponctuées de menaces et de sanctions à l’encontre aussi bien des professeurs que des élèves : suppression des rattrapages, absence équivalant à un zéro pointé, exclusion définitive de l’internat à Auch, grilles cadenassées à Bordeaux, courriers des rectorats annonçant aux enseignants qu’ils encouraient des sanctions pénales à Nîmes, Montauban, Cahors, Lyon, Marseille, bref dans tout le pays, plaintes pour « rétention de copies », blâmes et avertissements, retenues de salaire pour 4 000 enseignants…
Tous les moyens légaux sont mis en œuvre pour étouffer la contestation qui a touché pas moins de 170 lycées français, quoique le ministre de l’Éducation nie les faits. En Martinique et en Guadeloupe, l’éducation nationale est presque entièrement paralysée et l’opposition prend une ampleur de plus en plus systémique.
Enfin, dans le volet de la répression policière, le gouvernement vient de nous donner de tristes exemples de sa détermination. À Nantes, Rennes Bordeaux, le Mans et Paris, c’est sans précédent, des équipes de policiers sont venues « sécuriser » les épreuves du nouveau baccalauréat dans certains lycées, allant jusqu’à bousculer et gazer les élèves pour débloquer les entrées et faisant dégénérer par leur présence des blocages au départ pacifiques.
Dans d’autres cas plus graves, des élèves ont reçu des convocations en conseil de discipline ou ont carrément fini en garde à vue. En effet, entre le 28 janvier et le 7 février à Paris, en Seine-Saint-Denis et dans le Val-de-Marne, 25 mineurs ont été arrêtés pour avoir participé à des blocages et racontent aujourd’hui que cette expérience les a traumatisés.
En garde à vue, certains d’entre eux ont été privés de vêtements, de nourriture ou de papier toilette, d’autres ont été menacés et insultés, d’autres laissés seuls parfois pendant 48 heures, avec des écarts de procédure qui laissent songer qu’un tel traitement constitue bien de l’intimidation visant à tuer dans l’œuf tout mouvement lycéen de contestation.
Comme le montre une cartographie concoctée par un collectif de géographes en grève, des mouvements sociaux se développent à une vitesse vertigineuse dans toute la France et dans toutes les disciplines : santé, transport, industrie, recherche, justice, services, éducation, etc.
Réprimant d’un bras et faisant passer ses réformes de l’autre, le gouvernement est en train de coaliser toutes les strates de la population et toutes les fonctions contre lui. On peut donc s’attendre à ce que les mesures exceptionnelles de maintien de l’ordre et les dérogations à tous les droits fondamentaux continuent d’exploser durant les prochains mois.