Alors qu’une nouvelle vidéo diffusée par l’ONG L 214 interpelle citoyens et entreprises sur les conditions d’élevages des poules en batterie, un consensus émerge progressivement parmi les acteurs de l’industrie alimentaire pour délaisser ce mode de production des œufs. Une évolution notable car elle n’est pas guidée par la réglementation française (justement trop pauvre sur le sujet) mais par la voix du marché lui-même.
Appel au boycott étouffé dans l’œuf
Le 30 mai dernier, l’ONG L214, engagée dans la lutte contre les maltraitances animales, diffusait une vidéo tournée dans un élevage de poules en batterie appartenant à un des fournisseurs en œufs du groupe Panzani (qui utilise les œufs dans la fabrication des pâtes Panzani et Lustucru).
La vidéo, montrant les conditions déplorables dans lesquelles les 160 000 poules de cet élevage vivent (poules déplumées, parasites grouillants au sol et sur les œufs, animaux blessés ou même morts au milieu de leurs congénères), était accompagnée d’un appel au boycott des produits de cette marque.
En effet, les conditions sanitaires de cet élevage, en plus d’être consternantes, enfreignent la réglementation européenne sur les élevages en batterie (entrée en vigueur en 2012), qui requiert la présence d’un nid, d’un perchoir et d’une litière pour les poules.

L’espace vital légal n’est pas non plus respecté : chaque pondeuse devrait disposer de 750 cm2 d’espace libre, au lieu d’être entassée dans une cage avec plusieurs autres ; un minimum pour ces animaux qui sont enfermés depuis l’âge de 18 semaines jusqu’à leur réforme 68 semaines plus tard (qui signifie dans la plupart des cas l’abattoir – en dehors des rares cas d’adoption – alors que leur espérance de vie est de 10 ans).
Cependant, la pétition lancée par L214 a rapidement été désactivée, en raison de la prompte réaction du groupe Panzani, qui a publié dans la même journée un communiqué déclarant son renoncement aux œufs de poules élevées en batterie. Indiquant en premier lieu que, si la société Geslin, possédant l’élevage filmé par L214, était effectivement un de ses fournisseurs, les œufs utilisés pour les produits Panzani étaient issus d’autres élevages, le groupe a suspendu son approvisionnement chez ce fournisseur. En plus de prévoir un audit « sur les conditions d’élevage de la société Geslin », le groupe a professé son objectif « d’être à 100% d’œufs hors cage au plus tard en 2025 ». Brigitte Gothière, la porte-parole de L214, a ensuite salué cet engagement, notant « un véritable mouvement de fond dans l’ensemble du secteur agroalimentaire ».

Prise de conscience dans la filière
En effet, depuis le début de l’année, la filière dans son ensemble se prononce petit à petit contre l’élevage de poules en batterie. Le mouvement a été initié ici encore par une vidéo de L214, qui dépeignait les conditions infernales d’une exploitation de 200 000 poules dans l’Ain, un fournisseur d’Intermarché. Le groupe possédant la marque, Les Mousquetaires (15 % des parts de marché de l’œuf en France) avait immédiatement réagi avec le même engagement que Panzani : plus d’œufs issus d’élevages en cage à l’horizon 2025.
Carrefour, premier distributeur d’œufs en France (un milliard par an), n’avait alors pas tardé à se rallier à la cause, rejoignant de nombreux acteurs du secteur (Lidl, Aldi, Super U, Monoprix) dans le boycott des œufs « de catégorie 3 » (en référence au code, souvent méconnu, imprimé sur les œufs : 0 pour des œufs bio, 1 pour des œufs de plein air, 2 pour des œufs d’élevage au sol, 3 pour l’élevage en cages).
La mobilisation dépasse même le secteur de la distribution : l’œuf coupable est progressivement banni de l’hôtellerie (notamment par les chaînes Mariott, Hilton, Accor et InterContinental Hotels), ainsi que de l’industrie alimentaire (Lesieur, Amora, Lu, Barilla). Panzani, avec la déclaration de mardi dernier, ne fait que rejoindre les rangs.

Mais Rome ne s’est pas construite en un jour : la plupart des engagements pris ont pour horizon 2025, et la tendance peine à changer. La France, premier producteur européen d’œufs, compte encore 68 % d’élevages en cage (47 millions de poules), contre 25 % en plein air. Elle fait donc figure de mauvaise élève comparée aux 56 % de la moyenne européenne, tandis que certains pays ont même pris la décision d’interdire entièrement l’élevage en cage (l’Autriche par exemple, ou bien la Suède… depuis 1994 !). Selon Aurélia Greff, porte-parole de CIWF (Compassion in World Farming) France, une association de lutte contre la maltraitance animale dans le milieu fermier, l’argument invoqué pour perpétuer l’élevage en batterie est celui du choix :
« L’offre doit être adaptée à tous les budgets, la filière est en crise, il vaut mieux ne pas enfoncer le clou ».
Pression du marché
Pourtant, continue Aurélia Greff, prix abordable et élevage de plein air ne sont pas antithétiques, pour deux raisons : tout d’abord une consommation responsable est une consommation plus raisonnée : « acheter moins mais de meilleure qualité » ; un choix qui n’est, ensuite, pas forcément un sacrifice car un œuf de plein air est plus riche qu’un œuf de batterie : jusqu’à 170% d’omega 3 en plus, 100 % de vitamine E et 280 % de bêta-carotène.
La plupart des Français en sont d’ailleurs conscients et plébiscitent l’élevage en plein air : selon un sondage OpinionWay de 2014, 90 % d’entres eux se déclarent favorables à l’interdiction des élevages en batterie ; une opinion fortement influencée par les différents scandales de maltraitance animale, très relayés et qui émaillent l’actualité. Paradoxalement, cela ne se ressent que peu sur le terrain : une divergence qui s’explique par la différence de prix, mais aussi la méconnaissance des filières lors de l’achat de produits transformés ; dans le cas des pâtes, par exemple, difficile de connaître la provenance des œufs entrant dans la recette.

Mieux considérer la souffrance animale
« La question de la douleur des animaux est désormais posée dans la société, par les consommateurs et les citoyens », observait Le Monde l’année dernière. Les dernières avancées de la lutte contre l’élevage en batterie, largement portées par les initiatives civiques et associatives, en sont la preuve. Cependant, il y a encore du chemin à parcourir : les remplaçants des élevages en cage sont souvent des élevages au sol, « dans lesquels les poules sont neuf par mètre carré, sans accès à l’extérieur ni à la lumière naturelle ».
« La question de la douleur des animaux est désormais posée dans la société, par les consommateurs et les citoyens »
Pour les associations de défense des animaux, l’objectif est de généraliser l’élevage en plein air, plus respectueux des animaux. Pour cela, un progrès de la législation française est nécessaire. Actuellement la réglementation sur le sujet est européenne, comme cité plus haut. Stéphane Le Foll, ancien ministre de l’Agriculture, avait lancé en 2016 un « plan pour le bien-être animal », comportant une vingtaine de mesures visant en particulier les abattoirs, qualifiés forts à propos de « terrains perdus de la République » par le juriste David Chauvet.
La première étape de concrétisation de ce plan a été le lancement du Centre national de référence (CNR) sur le bien-être animal en février dernier : le CNR, piloté par l’INRA, a pour objectif de supporter et de diffuser la recherche en matière de solutions pour le bien-être animal.
D’autres mesures, comme le financement à hauteur de 4,3 millions d’euros au développement d’une méthode de « sexage » (c’est-à-dire de choix du sexe) des embryons, pour privilégier les poules, se font attendre. Le « plan pour le bien-être animal » va-t-il être repris et prolongé par la nouvelle administration ? Une chose est sûre : le programme de campagne d’Emmanuel Macron ne comportait aucune mention du sujet.