L’article 24 de la loi « sécurité globale », au cœur des polémiques depuis plusieurs mois, sera-t-il transposé dans la loi « séparatismes » sous une forme encore plus redoutable ?
Dans une tribune du 7 janvier publiée par Le Monde, Olivier Cousi, bâtonnier de Paris, et Christophe Deloire, secrétaire générale de Reporters sans frontières, sonnent l’alerte : avec l’article 18 du projet de loi sur les séparatismes, le gouvernement opère discrètement une « transmutation juridique » de l’article 24 de la loi sur la sécurité globale, dont les conséquences pourraient s’avérer plus pernicieuses encore pour la liberté d’expression.
Au cœur d’une polémique qui dure depuis plusieurs mois, l’article 24 de la proposition de loi relative à la sécurité globale prévoit de pénaliser la diffusion de « l’image du visage ou tout autre élément d’identification » d’un policier ou d’un gendarme en intervention lorsque celle-ci a pour but de porter « atteinte à son intégrité physique ou psychique ». Serait ainsi punie d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende toute personne qui diffuserait des images d’un policier considérées comme malveillantes.
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Cheval de bataille du ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, la loi « sécurité globale » est dénoncée par l’ensemble de la profession journalistique, les partis d’opposition, les Nations unies, l’Union européenne, les associations de protection des droits de l’homme, la presse étrangère et une partie de la population qui s’est à nouveau retrouvée dans la rue.
Malgré l’adoption de la proposition de loi par l’Assemblée nationale, le 24 novembre dernier, dans un contexte de forte mobilisation populaire et syndicale, le gouvernement a fini par faire marche arrière, promettant que le sulfureux article 24 serait intégralement réécrit.
Prochaine étape de la loi : le Sénat, qui devrait l’examiner dans le courant du mois de janvier et procéder lui-même à une première réécriture.

Mais loin d’avoir abandonné son article 24 tant décrié, le gouvernement s’est contenté de le transposer dans le projet de loi « confortant le respect des principes de la République », porté par le ministère de l’Intérieur.
Naguère intitulée « contre les séparatismes », cette nouvelle loi se présente comme un renforcement de « notre arsenal juridique » pour lutter contre « ceux qui malmènent la cohésion nationale et la fraternité », en particulier les adeptes de l’islamisme radical.
Meilleure protection du service public, transparence dans l’exercice du culte, encadrement de certaines associations religieuses, ainsi que des écoles privées, du sport et de l’enseignement à distance, ce texte contient plusieurs éléments qui se proposent de réaffirmer, par un surcroît de contrôle, les fondements de la laïcité.
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Au sein de la loi « séparatismes » figure aussi une disposition entendant protéger les citoyens et les fonctionnaires contre la haine en ligne, notamment sous la forme d’appels au meurtre, dont l’un a conduit à la décapitation du professeur Samuel Paty dans son collège de Conflans-Sainte-Honorine, le 16 octobre dernier, au motif qu’il avait montré à ses élèves des caricatures de Mahomet.
Il s’agit de l’article 18, qui stipule : « Le fait de révéler, diffuser ou transmettre (…) des informations relatives à la vie privée, familiale ou professionnelle d’une personne permettant de l’identifier ou de la localiser, dans le but de l’exposer, elle ou les membres de sa famille, à un risque immédiat d’atteinte à la vie ou à l’intégrité physique ou psychique, ou aux biens, est puni de trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende. » Si ces faits sont commis « au préjudice d’une personne dépositaire de l’autorité publique » (comme un policier), les peines pourront être presque doublées.
On le voit, cet extrait est une sorte de décalque de l’article 24 de la loi « sécurité globale », à la différence près que la définition englobe cette fois-ci tous les citoyens.
Pour éviter « tout risque de confusion » entre les deux textes, le gouvernement a d’ailleurs choisi, au début du mois de décembre, de déplacer l’article au sein de la loi. C’est ainsi que l’article 25 porte désormais le numéro 18… Mais cette petite manœuvre n’a guère réussi à tromper la vigilance de la société civile.
Pour Anne-Sophie Simpere, chargée de plaidoyer Libertés à Amnesty International France, cet article 18 comporte plusieurs risques d’atteinte à la liberté d’expression, pourtant protégée par la Constitution, les Nations unies et la Convention européenne des droits de l’homme. La question de la nécessité d’un tel texte juridique est la première à se poser.
« Beaucoup d’articles du Code pénal offrent déjà un large spectre de protection des individus vis-à-vis du harcèlement et des menaces (article 222), ou de l’atteinte à la vie privée (226). En tout, neuf incriminations peuvent s’appliquer aux objets de la nouvelle loi. »
Cette position est partagée par les auteurs de la tribune du Monde, selon lesquels « la preuve n’est pas rapportée d’un trou dans la raquette de la législation », qui justifierait de la renforcer ainsi.
Mais ce qui inquiète davantage Amnesty International, c’est le manque flagrant de clarté juridique du texte, rédigé de manière très vague et n’établissant pas de lien formel entre l’action qu’on va sanctionner et le fait qu’elle puisse réellement être commise.
Selon Anne-Sophie Simpere, « les principes du droit international sont clairs : pour limiter la liberté d’expression, qui n’est pas absolue, il faut que le motif soit légitime, nécessaire et strictement défini, il faut qu’un lien direct soit établi au préalable entre une menace et la limitation d’une liberté. »
Dans l’article 18, c’est loin d’être le cas. Aussi, le texte de celui-ci ne semble pas « proportionné » à Amnesty, qui craint que la formulation ouvre la voie à une utilisation abusive de la part des forces de l’ordre, pour empêcher par exemple qu’un manifestant les filme alors qu’il ne chercherait qu’à se protéger de leurs violences ou à les documenter.
Anne-Sophie Simpere y discerne « un risque dissuasif très fort, d’autant plus fort si l’article 18 est fusionné à l’article 24 de la loi sur la sécurité globale, comme le gouvernement semble en avoir eu l’idée. »

Rappelons que si les actes mentionnés par la loi sont reconnus à l’encontre des forces de l’ordre, la sanction prévue est deux fois plus lourde.
Comme dans le controversé article 24, la formule « intégrité physique ou psychique » laisse la voie à toutes les interprétations. Si un journaliste ou un simple manifestant photographie ou filme un policier en direct, par exemple, n’est-ce pas là déjà une atteinte à son intégrité psychique ?
Existe-t-il une définition de l’intégrité et du psychisme qui conforterait cette formulation ? La diffusion par un journaliste indépendant d’images des forces de l’ordre ne révèle-t-elle pas des informations sur la « vie professionnelle » des policiers concernés ? Tout dans ce texte pourrait être utilisé dans un autre contexte que la défense de la laïcité.
L’idée « d’atteinte aux biens », une innovation de l’article 18, nourrit elle aussi de nombreuses inquiétudes, car elle pourrait s’appliquer à toutes les situations où l’enquête d’un citoyen, d’une association, d’un journaliste a conduit quelqu’un à une perte matérielle.
Qu’on pense par exemple aux révélations de certains lanceurs d’alertes : ne consistent-elle pas à diffuser des informations sur la vie professionnelle d’une ou de plusieurs personnes, dont l’intégrité psychique peut être de la sorte compromise et les biens saisis par la justice ? Leur sera-t-il impossible de se servir de ce texte pour se défendre ? Intégré au Code pénal, l’article 18 deviendra disponible à de toutes autres situations.
« Les juristes d’Amnesty International travaillent à Londres ou dans d’autres pays européens, nous explique Anne-Sophie Simpere. C’est avec recul et neutralité qu’ils observent la fabrication des lois françaises. Et en l’occurrence, l’article 18 leur paraît non seulement dangereux et inapproprié à ses objectifs, mais contraire au droit international. Il y a donc des raisons de s’inquiéter. »
L’inadéquation de ce texte avec les grands principes des droits de l’homme pourrait aussi fournir un bon argument de censure au Conseil constitutionnel, quand le temps des recours sera venu.
crédit photo couv : Estelle Ruiz / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP