L’empoissonnement artificiel des lacs de montagne, dans les Alpes et les Pyrénées, est une pratique coûteuse provoquant des effets dévastateurs pour la faune locale et surtout très polluants. Disparition d’espèces, mercure retrouvé dans les eaux douces, conditions animales terribles : est-il bien raisonnable de perpétuer cette activité, qui n’a pour but que le loisir ?
L’empoissonnement, une pratique ancienne
Que ce soit dans les Alpes ou les Pyrénées, les lacs de montagne naissent la plupart du temps du retrait progressif d’un ancien glacier, selon un processus de réchauffement climatique naturel qui dure depuis environ 20 000 ans et laisse au creux des vallées de nombreuses cuvettes, dans lesquelles l’eau peut alors s’accumuler.
Du fait de leur origine glaciaire (dans 96 % des cas), ces lacs d’eau pure sont coupés du reste du réseau hydrographique et étaient donc, dans leur état le plus naturel, vierges de toute population de poissons, puisque ceux-ci ne pouvaient s’y acheminer. Jusqu’à ce que l’homme décide de les introduire lui-même.
Pratique très ancienne, qui pourrait dater du Moyen Âge, l’empoissonnement des rivières et des lacs de montagne, aussi nommé « alevinage », a connu son véritable essor au XIXe siècle, au départ pour préserver les réserves naturelles de poissons comestibles.
Depuis lors, ce type d’alevinage consiste à élever des espèces de poissons, le plus souvent des salmonidés (truites, saumons, ombles, etc.), dans des milieux piscicoles artificiels, afin de les transférer par la suite dans un milieu naturel différent, où les animaux passeront d’un état subadulte (alevins) à leur complète maturité. Par la suite, la pratique de l’empoissonnement a connu une explosion, principalement à des fins de loisir, pour la pêche dite « halieutique ».
Dans les lacs de montagne, il s’agit donc de populations de poissons artificielles et non indigènes, introduites uniquement pour être pêchées dans des périodes annuelles de divertissement. Et une telle pratique est loin d’être sans conséquences pour les animaux comme l’environnement.
L’introduction difficile des poissons
En premier lieu, les conditions naturelles sont tout simplement inadaptées pour les espèces de poissons importées dans les lacs de montagne. Même quand l’empoisonnement a lieu au printemps ou au début de l’été, sous un climat favorable au renouvellement de l’activité biologique, la mortalité qui frappe les alevins tombe rarement en-dessous des 50 %, soit parce que les petits poissons ne supportent pas les températures de montagne, soit parce qu’ils ne trouvent pas la nourriture et les nutriments nécessaires à leur croissance.
Quand les alevins passent l’épreuve de la simple survie et parviennent à grandir, au bout de trois ou quatre ans dans des lacs d’altitude, il leur reste encore à se reproduire, ce que la nature ne semble pas leur permettre, comme c’est le cas pour la truite fario, qu’un tel milieu rend le plus souvent stérile.
Les lacs de montagne ont une très basse productivité biologique et ne peuvent entretenir que de faibles populations, toutes espèces confondues. C’est pourquoi les fédérations de pêche des différents départements comportant des espaces montagneux se font régulièrement livrer des poissons grâce à des hélicoptères, qui déversent chaque année dans les lacs ou les torrents des dizaines, voire des centaines de milliers d’alevins de 3 à 6 centimètres.
Il faut dire que les conditions d’accès à des lacs qui se trouvent parfois à plus de 2 000 mètres d’altitude ne facilitent pas la tâche. Chaque heure passée à transporter des poissons depuis les piscicultures jusqu’aux lacs coûte en moyenne entre 1 000 et 2 000 euros par hélicoptère.
Une fois sur place, les petits poissons sont lâchés dans les eaux des lacs. Dans les Pyrénées, l’espèce dominante est la truite, suivie par l’omble chevalier dans les lacs plus profonds, puis par le saumon de fontaine, dans les lacs pauvres et altiers. Étudié et supervisé, ce processus n’échappe pas à toute régulation et peut même avoir des effets bénéfiques, quand on place les bonnes espèces dans les bons cours d’eau. Cependant, dans les lacs d’altitude, la question reste bien plus délicate.
Les conséquences sur les lacs de haute montagne
En haute montagne, l’écosystème est capricieux et l’équilibre fragile. L’introduction de milliers de poissons non indigènes y entraîne parfois des bouleversements fâcheux pour la faune, que l’homme de son côté a mis longtemps à comprendre et anticiper.
Par exemple, l’omble chevalier est une espèce de poissons extrêmement vorace. Si elle réussit à s’acclimater et se reproduire dans un lac, il est à parier que plusieurs autres espèces, indigènes quant à elles, viendront à disparaître.
L’expérience l’a prouvé : en France, l’introduction de l’omble chevalier dans les lacs de montagne au XXe siècle y a provoqué l’extinction de peuplements entiers d’amphibiens, tels que le crapaud accoucheur dans les Alpes et l’euprocte dans les Pyrénées, qui ne perdurent que dans les points d’eau où l’alevinage n’a pas été pratiqué.
Batracien très rare pouvant vivre jusqu’à 3 000 mètres d’altitude, désormais protégé dans la plupart des pays d’Europe, le triton alpestre ne supporte pas non plus la concurrence des espèces de salmonidés exogènes. On le trouve encore dans les petits lacs dont la biodiversité a été préservée, mais il a disparu de ceux où l’on pratique annuellement l’alevinage. Le maintien de corridors biologiques dans les montagnes est tout ce qui permet à ce batracien de survivre.
Un autre bouleversement, invisible cette fois, devrait nous alerter sur l’urgence de rationaliser, voire d’interdire, les techniques d’empoissonnement aujourd’hui répandues. C’est la présence de mercure marin dans les lacs des monts pyrénéens.
Menée de 2015 à 2017 par des chercheurs du CNRS de Toulouse, une étude a montré que les truites d’alevinage introduites dans les lacs de montagne apportaient avec elles des proportions inquiétantes de mercure, classé comme contaminant global, sûrement le plus nocif pour tous les êtres vivants, y compris les êtres humains.
La raison de sa présence dans des eaux coupées du monde est simple : les truitelles de pisciculture que les hélicoptères lâchent par centaines de milliers sont nourries de granulés de farine et d’huile de poissons marins, pollués pour leur part depuis des dizaines d’années par ce composé chimique. En les consommant, les truites incorporent le mercure à leur organisme et celui-ci finit par être intégré par toute la faune et la flore locale.
Une tonne de mercure serait ainsi déposée chaque année dans les eaux douces des zones continentales, une tonne de trop.
Crédit photo couverture : Lac des Gloriettes, Pyrénées, Laurie Debove